Lancinant parce que la route était longue, et brumeuse, et qu'après une lecture, on aime fermer les yeux et se remémorer, au moins quelques minutes, ce qui vient de se passer, ces quelques instants partagés entre un texte qu'on porte et sa découverte par un public consentant.
Et l'autoroute encourage le procédé. Rien d'autre à faire que laisser appuyé son pied sur une pédale et bouger subtilement le volant pour épouser les courbes lentes de la route.
Alors le retour était dur, et lancinant, à mi-chemin entre la rêverie confortable et la peur de vraiment s'endormir pour finir encastré dans le pare-choc arrière d'un 38 tonnes espagnol dont la seule inquiétude au moment du crash aurait été la crainte d'arriver en retard.
Et ce matin, le jour est froid, même si le thermomètre dit le contraire, et brumeux, et lancinant lui-aussi, à cause de cette fatigue accumulée et de la perspective de reprendre la route ce soir pour une autre lecture.
D'hier, il ne reste que des bribes réjouissantes. Des images et des idées.
Les images, ce sont celles de tous les autres lecteurs, leur courage face au public, leur assurance et leur confiance en ce qu'ils disaient, parce qu'une fois dépouillés de leur trac, il restait cette immense prise de risque qu'on voyait se manifester dans les regards passionnés qu'ils nous jetaient parfois, et qui chacuns voulaient dire "croyez-moi ! Il faut me croire !". Et ça a marché. On les a cru. Et on a plongé avec eux dans l'intimité de ces textes pour la plupart inédits, rédigés dans la solitude de leur bureau, comme postés par dessus leur épaule au moment de leur conception.
Les idées, c'étaient les paysages baroques des Mutants Anachroniques, en roue libre et en mode "guide touristique d'un monde décrépi et sublime", la voix unique de Nina qui avait le même timbre quand elle devenait Catherine [et ça, c'était tellement évident qu'on n'aurait jamais pu le sentir aussi clairement en le lisant sur du papier], le ton sombre et juste de Clément qui n'était plus la même personne que celle que j'avais croisée, tremblante, juste avant la lecture, comme s'il s'était changé entre-temps, laissant au vestiaire son habit de peur et d'incertitude pour enfiler une longue tunique de tact suprême. Les idées enfin, c'était les mains de Nicolas, qui rythmaient ses mots comme s'ils n'avaient pas pu sortir sans l'ordre d'un chef d'orchestre, qui seraient restés en coulisse de peur de gâcher la symphonie en arrivant au mauvais moment, mais qui sont arrivés pile où il fallait, et dans l'ordre qu'il fallait.
Et puis pour finir, il y avait les regards du public pendant que je le lisais, spectateurs assis par terre un sourire aux lèvres, si bien que parfois, je me suis un peu senti comme un instituteur qui lisait une histoire à des élèves curieux de connaître la fin.
Et ça c'était bien, parce que le choix de ce texte (j'ai lu trois chapitres des Travaillants) avait deux objectifs. Le premier, c'était de confronter cette écriture à des juges, pour savoir si ce truc dans lequel je m'embarque vaut le coup, tout simplement. Il y a tellement de choses qui ne font rire que moi...
Et le second objectif, c'était me donner une bonne raison de continuer. Parce que les habitués de ce blog, et de mon travail en général, savent bien que j'ai mis en chantier un nombre incalculable de projets, depuis toutes ces années, et que bien peu ont été menés à terme...
Pour les Travaillants, il ne fait aucun doute que dans un futur proche, avant même la fin de la rédaction, quelqu'un d'autre, ailleurs, aura eu la même idée, et l'aura publié, et que je l'aurais vu s'en expliquer sur un plateau de télé. Et que, de dépit, j'aurais rangé tout ça dans un tiroir numérique pour passer à une autre idée dont la probabilité qu'elle aboutisse à quelque chose sera tout aussi faible.
Mais maintenant que j'ai lu ces quelques chapitres des Travaillants, publiquement, c'est la force de la politesse qui devrait me guider. Parce qu'on ne donne pas un teaser à des gens pour ensuite faire étalage de son abandon. Et cette espèce de somnolence qui me saisit quand j'arrive à la moitié d'un texte, bien blotti dans le confort d'être arrivé jusque là, sur la route brumeuse, dans le souvenir des mots accumulés idéalement, cette somnolence doit être contrée.
C'est à ça que m'a servi cette lecture d'hier, et je remercie chaleureusement Chloé pour ça, pour m'avoir pincé à ce moment de l'écriture où la route devenait floue, le chemin lancinant, et qu'à tout moment je risquais de bel et bien fermer les yeux... pour finir encastré dans le pare-choc arrière d'un 38 tonnes espagnol qui lui non plus, comme le reste du monde, n'en aurait eu définitivement rien à foutre.
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