WJ Spot #1 Paris
J'étais invité aujourd'hui à parler de mon expérience du web dans le cadre de la manifestation WJ-Spots #1 à la Maison des Métallos.
Comme je ne peux pas m'y rendre, j'ai préparé une vidéo qui sera diffusée à 15 heures cet après-midi. Tout le dispositif sera visible en direct ici : http://www.selfworld.net/
Malheureusement, les interventions étant limitées à 15 minutes (de célébrité ?), j'ai été obligé de zapper ma réponse à la dernière question posée.
Voici donc la vidéo tronquée, pour le moment, en attendant que Dailymotion valide la vidéo intégrale (au delà de 20 minutes, la mise en ligne nécessite une validation...).
0///// Qui êtes-vous ? Pouvez-vous nous retracer votre parcours ?
Je suis Grégoire Courtois, mais beaucoup me connaissent surtout sous le pseudonyme de Troudair.
J'ai un parcours anarchique entre fac de cinéma, intermittent du spectacle, théâtre, littérature, musique. Aujourd'hui, je travaille à la diffusion de textes de théâtre contemporains à Auxerre. Il y a deux ans, j’ai aussi dirigé la programmation d’arts numériques à Evry, au sein de la scène nationale de l’Agora et pour le festival SIANA.
Mais pour ce qui nous concerne, j'ai créé mon premier site web en 1997... et j'ai acheté mon premier modem en 98. Oui... bizarrement, j'avais une telle fascination pour ce que présageait le web que j'ai commencé à manier le HTML avant même de surfer. Enfin... pas tout à fait, mais j'y reviendrai.
Sur le web donc, j'ai d'abord diffusé mes productions off-line (musique, photos, texte, etc) puis rapidement, j'ai commencé à m'amuser avec l'outil. Au travers des listes de discussion, des forums (ce qui était plus ou moins la même chose en fait), et un peu plus tard des jeux online.
Rapidement aussi, j'ai intégré l'équipe de Fluctuat.net comme une sorte de mercenaire avec carte blanche sur une série d'éditos, puis sur des articles qui parlaient à peu près de ce que je voulais.
Rétrospectivement, je m'aperçois que je ne peux pas citer une chose en particulier ou un secteur d'activité ou une œuvre qui pourrait résumer mon parcours. J'ai fait des tas de choses, rencontré des tas de gens fabuleux, mais tout ça s'est fait à un instant t. Aujourd'hui, je peux parler de mes réalisations, tommytommy, l'agent airhole, le lo-fi covering orchestra, arsonore.net, résistance vidéo, mais tout ça est bien loin. Le web, c'est le présent. On y commente rarement les archives. Tout ça pour dire... Ça fait bizarre de revenir sur le passé.
1 ///// Vous vous intéressez au réseau depuis des années. D’un point de vue artistique que s’est-il passé pour vous ces 15 années sur Internet? comment avez-vous perçu, vécu et traversé la naissance et l’adolescence du web ?
D'un point de vue artistique, ce sont pour moi 15 ans de liberté totale.
Dans ma vie, Internet arrive à une jonction importante qui est le passage de l'adolescence à l'âge adulte. A cet âge là, on pense beaucoup à son avenir, à son "orientation" dirait le monde enseignant. Et pour les personnes comme moi qui ont une fibre artistique, on se heurte à une réalité violente : pour être artiste (ou musicien, ou cinéaste), il va falloir passer par un système de validation. Tes ainés vont te juger, estimer ton potentiel et te donner un ticket. Soit tu seras admis, auquel cas tu auras ta chance de peut-être éventuellement essayer d'en faire un métier, soit tu seras refoulé, auquel cas tu peux tirer un trait sur cette partie de ta vie et transformer tes rêves en hobbie. Ce que nous montrent aujourd'hui les émissions de télé-réalité dites "artistiques", c'est exactement ça. Il n'y a rien de nouveau. Les auditions, les éliminations, ça a toujours existé. La différence, c'est que maintenant, cette grande mascarade subjective est publique et décomplexée. A cette époque donc, soit on obtenait un ticket bleu, et on avait le droit de rendre son travail public, soit un rouge, et sans demi-mesure, on ne montrait pas son travail, à part à Mémé le dimanche. En fait, on n'avait pas d'autre choix que d'exister par le biais d'un système ou de disparaitre.
Internet a permis, m'a permis, de me débarrasser du jour au lendemain de ces systèmes de validation. Et les gens que j'ai rencontrés à cette époque là en ligne étaient dans le même cas que moi. C'est à dire qu'il ne s'agissait pas de vieux artistes aigris qui venaient là en désespoir de cause, mais au contraire de gens qui, politiquement et artistiquement, ne voulaient pas s'embarrasser des systèmes de validation. Car ce qu'il faut avoir en tête aussi, c'est que ces systèmes de validation ont un énorme inconvénient, c'est qu'ils obligent les artistes à produire des œuvres qui soient plus ou moins en adéquation avec l'atmosphère ambiante. Dans ce genre de système artistique, c'est l'auto-censure qui règne, et personne ne risquera de proposer un travail qui soit radicalement différent de ce qui se fait déjà. L'avant-garde était donc le fait d'artistes déjà établis et reconnus. Cette désintégration des systèmes de validation a donc engendré (et je ne parle même pas de net.art) des œuvres en profusion de la part d'artistes qui se répondaient les uns aux autres, qui s'émulaient les uns les autres, et dont la production pouvait atteindre des degrés de radicalisme ou d'hermétisme (ou de légèreté outrancière aussi) qui n'auraient jamais passé ne serait-ce que le palier d'une galerie, d'une maison d'édition ou de disques. J'ai ressenti ça de manière très forte avec des blogs collectifs comme La Chambre des Demoiselles en tant que spectateur, et tourgueniev.com en tant que participant. Il s'est passé des choses sur ces sites tellement fortes que je ne vois vraiment pas comment j'aurais pu accéder à ce type d'émotions artistiques sans le web. Idem pour des listes de discussion où j'ai pu entrer en contact avec des idées, des opinions, des sensibilités qu'il m'auraient été impossible d'approcher autrement. La liste de discussion du GFIV par exemple, qui regroupait des gens comme Frédéric Madre, Bobig, Clément Thomas de pavu.com, Captain Pat, Vincent Marmitte, etc. Ça fait vraiment partie des moments puissants de ma vie, artistiquement et intellectuellement. Et ça s'est passé uniquement en ligne.
Deuxième point, tout aussi important, c'est le timing. Parce qu'en plus de supprimer les intermédiaires entre l'artiste et le public, le web a supprimé le délai qui séparait une œuvre de sa diffusion à grande échelle. Finies les démarches pour imprimer un livre, en faire la publicité, le distribuer. Idem pour les films, les photos, la musique. On avait entre les mains un outil d'une telle puissance qu'il permettait de montrer le soir au monde entier une œuvre dont on avait eu l'idée le matin même. On postait un message sur une liste de discussion, et on avait 200 ou 300 personnes qui regardaient notre travail, qui en parlaient parfois. Ils aimaient, ils trouvaient ça nul, peu importe. Ils avaient vu quelque chose qu'ils n'auraient jamais vu si le web n'avait pas existé.
En ce qui me concerne, la synthèse de tout ce que je viens de dire, je l'ai vécue avec Laurent Rollin, alias sumoto.iki, quand on a créé arsonore.net
Ce site a été pour moi la quintessence de cet état d'esprit. D'un côté, on avait une production massive, textuelle, musicale, graphique et de l'autre, tous les sujets qu'on traitait étaient en prise directe avec l'actualité. On sortait un album de 10 mp3 en réaction à une info qui était tombée deux ou trois jours plus tôt. Et tout ça était présenté dans un écrin de webdesign ultra-radical, hermétique et à mille lieues des tendances à la simplification intuitive du web. Sans compter les collaborations multiples, avec les artistes italiens sur le projet PACE(X)ROMANA ou français sur le projet 35h. C'est simple, ce qu'on a fait avec arsonore.net ne pouvait pas avoir lieu ailleurs. Et ça n'était même pas du net.art. C'était un art tout à fait conventionnel, musique, images, vidéos, textes, mais dont le fond et la forme ne pouvait exister que sur le web. Ailleurs, ça n'avait aucun sens.
2 ///// Quelle est pour vous la portée de la notion de réseau? d’un point de vue social, politique, artistique, philosophique comment le réseau a-t-il modifié notre rapport au monde, à l’espace et au temps, nos usages, nos pratiques, notre façon d’être, de travailler, de penser, de partager, d’échanger, de collaborer, de créer…
Puisqu'on est dans le passé, je vais remonter un peu loin pour être bien compris. En fait, dans mon parcours, le web n'arrive chronologiquement qu'en deuxième position dans mon expérience des réseaux. Peu de gens s'en souviennent, mais avant le web, il y avait le minitel. Ça peut paraitre ringard de parler de ça aujourd'hui, mais avant 95, le minitel, ça n'était pas seulement les pages jaunes et 3615 ULLA. Moyennant un peu d'équipement informatique et un peu (beaucoup) d'argent, on pouvait, à cette époque là, créer son propre serveur minitel. On appelait ça des serveurs RTC et ces serveurs offraient des services qui n'avaient rien à envier à Usenet à la même époque. Il y avait des forums, des chat-rooms, tout ça accessible par un numéro de téléphone fixe non-surtaxé.
J'étais au lycée quand avec un ami particulièrement riche, on a lancé notre propre serveur RTC. Déjà à l'époque, on était politiquement très marqués à l'extrême gauche, et l'objectif était ni plus ni moins une insurrection générale, au moins à l'échelle de notre établissement scolaire. Le serveur s'appelait "Pump up the volume", en référence à un film avec Christian Slater dans lequel le héros montait sa propre radio amateur et semait dans son école les graines de la révolte. Durant toute la durée du projet, on était anonymes bien entendu.
Rapidement, des tas d'élèves se sont connectés pour discuter, échanger, et nous, on profitait de tout ce monde pour monter des actions dans le lycée. Ce qu'on faisait il y a 15 ans, c'était ni plus ni moins que les flashmobs qu'on voit aujourd'hui, à la différence peut-être qu'elles étaient un peu plus engagées. On encourageait au vandalisme par exemple. Et pour rameuter encore plus de sympathisants, on faisait imprimer des autocollants avec le numéro de téléphone du serveur et on demandait à tout le monde d'en coller sur tous les murs et toutes les tables du lycée.
Bien sûr, tout ça n'a duré qu'un temps, parce que rapidement, la direction du lycée a porté plainte et la police n'a eu aucun mal à tracer le propriétaire de la ligne téléphonique. Moi, je suis passé entre les gouttes, car mon camarade ne m'a pas dénoncé, mais lui a été jugé et a écopé d'une amende pour dégradation de bien public. La jurisprudence de l'époque était encore très
floue concernant l'expression sur les réseaux et c'était tout ce qu'avait trouvé le juge pour l'incriminer. Au final, le lycée l'a embauché pour prendre en charge sa communication graphique...
Là où je veux en venir, c'est que le web, en ce qui me concerne, n'a été que la suite logique de cette première expérience des réseaux. Dès le début, ce que j'y ai vu, ça a été un outil qui me permettait premièrement de fédérer en dehors des réseaux traditionnels, deuxièmement d'agir à moindre frais et avec une économie d'énergie. Écrire, imprimer et diffuser un fanzine, c'était passionnant, mais extrêmement laborieux ! Pour moi, la chose la plus flagrante qu'a apporté le réseau global, au-delà de son aspect artistique, c'est sa capacité à produire de l'information dissidente.
Je ne crois pas que le réseau ait modifié notre rapport à l'espace, ni au temps. Je crois que sa réalité s'est ajoutée à ce qui existait déjà. Par exemple, je ne supporte pas quand la télé ou les instituts de sondage parlent des "internautes". Un internaute, ça n'existe pas. Il y a des gens, des citoyens, des individus, des plombiers, des artistes, et ces gens utilisent le réseau. Ça ne fait pas d'eux une catégorie à part. C'est un peu comme si on appelait les "téléphonautes" tous les gens qui ont un téléphone, et qu'ensuite, on dessinait des tendances sur ce qu'ils pensent, la manière dont ils agissent. Ça paraitrait complètement stupide, et pourtant, c'est largement admis par tout le monde quand on parle d'internet. On veut nous faire croire que l'internaute est une race à part pour mieux effacer le fait que tous les gens qui utilisent le web sont des citoyens dont la parole a autant de poids que celle de ceux qui ne l'utilisent pas.
Internet n'est pas un lieu où sont cachés des tordus qui n'ont pas d'autre vie qu'en ligne. Internet n'est pas un lieu du tout. C'est un moyen de diffusion (des idées, des œuvres) et de communication. Parler d'Internet comme d'un espace virtuel, c'est faire le jeu de tous ceux qui voudraient en réduire la portée. J'ai des tas d'amis avec qui j'ai toujours discuté en ligne et que je n'ai jamais rencontrés, mais à aucun moment je ne considère que ces gens sont virtuels, que la relation que j'ai avec eux est un jeu, ou a moins d'importance que celles que je pourrais avoir avec un type à la terrasse d'un café. En ce qui me concerne, ce qu'Internet a changé dans mon rapport au monde, c'est la possibilité de toucher et de rencontrer un plus grand nombre de personnes plus facilement, et de fait, d'être en contact avec une variété de pensées et de sensibilités plus large. Mais au fond, le processus est le même sans le web. Je fais exactement la même chose sans clavier. Je le fais juste avec le lourd handicap que sont les structures sociales, les codes comportementaux et la pénibilité des distances.
3 ///// Dans le futur le web sera t-il encore un territoire intéressant à explorer, pensez vous qu’il sera un terrain fertile pour la création, pensez-vous qu’il génèrera ou produira des formes hybrides où le monde physique et le monde virtuel fusionnent, se frottent et se télescopent?
En fait, je suis assez pessimiste sur l'avenir de la création sur le web. Bon, ça fait dix ans qu'on dit que le net.art est mort, et c'est une telle tarte à la crème que j'hésite un peu à le répéter. Mais intimement, j'ai quand même la sensation qu'un virus a pénétré le réseau. Comme je l'ai expliqué, il m'a semblé que pendant toutes ces années, on a essayé de créer et d'échanger en dehors des codes traditionnels. Avec l'avènement du web 2.0 et de ce qu'on appelle les réseaux sociaux, quelque chose de très important s'est perdu, d'après moi, et cette chose, c'est le surf.
Autrefois, on surfait. On voguait de liens en liens jusqu'à atteindre des informations ou des créations qu'aucun moteur de recherche ne nous aurait jamais pondu. Aujourd'hui, à part les blogsrolls qui bien souvent tournent en rond, on trouve de moins en moins de pages de liens sur les sites perso. Bien entendu, il y a aussi de moins en moins de sites perso. Facebook et Myspace ont gobé et lissé toute créativité, si bien que bon nombre de gosses aujourd'hui n'imaginent même pas qu'il puisse y avoir autre chose que les sites institutionnels sur le web. Ils se connectent, branchent MSN, écrivent leur skyblog, publie leurs vidéos sur Youtube, rejoignent un groupe sur Facebook, écoutent de la musique sur Myspace, point final. Je n'ai rien contre les systèmes qui simplifient la vie aux gens qui ne s'y connaissent pas trop, mais là où le bât blesse, c'est quand ces systèmes n'ouvrent pas de portes et se contentent de reproduire à l'identique les aliénations qui existaient sans le web. Voilà. Le web 2.0, largement dominant aujourd'hui dans les usages des jeunes, c'est le contraire de la création, c'est la reproduction à l'identique. On reproduit des tribus, des communautés, des groupes sociaux, des ghettos en fait, dont l'interpénétration est très très limitée, voire inexistante.
Et quand on parle de l'avenir de la création sur le web, on ne parle pas de nous, mais des gamins qui auront 18 ans dans 5 ou 10 ans. A ce moment de l'histoire du web, je pense vraiment que tout sera tellement aplani et aseptisé par les systèmes simplificateurs style Blogger et consorts que tout restera possible, mais que plus aucun gosse de passera du temps à chercher. On pourra toujours prendre un Javascript et faire crasher le navigateur de la personne qui visite votre site, mais plus personne ne le fera et si quelqu'un le fait, personne ne visitera ce site. Je ne suis même pas sûr que dans 5 ou 10 ans, de nouveaux sites perso se créeront. Il ne restera plus que nous, les vieux fossiles qui tapent du HTML dans Notepad.
Mais attention, je ne suis pas en train de dire que ça m'attriste, ou que c'est regrettable. Je trouve même ça plutôt bien que le web cesse d'être le web et qu'il devienne aussi naturel qu'un coup de fil ou qu'un interrupteur. Ça voudrait dire que la frontière virtuelle n'existe plus. Que les luttes en ligne auront la même valeur que les autres, que la parole publiée en numérique aura le même poids que celle publiée sur du papier et qu'il n'y aura plus un ghetto de net-artistes, mais juste des artistes. Allez savoir, peut-être même, enfin, qu'on ne parlera plus des "internautes" dans les médias, mais juste de citoyens, tout simplement. Plus de l'outil qu'ils utilisent pour s'exprimer, mais juste de ce qu'ils ont à dire.
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