Hier soir, donc, avant-dernière représentation (pour moi en tout cas) de "Peu de risques d'inondation ce printemps au Manitoba".
Ca se passait au Théâtre de
Villeneuve sur Yonne, une étrange petite salle que nous avons eu un peu de mal à remplir. Au total, ce sont environ 25 personnes qui ont fait le déplacement, un public d'un froid glacial tel que jamais nous n'avions pu l'expérimenter.

C'était une représentation spéciale, à plus d'un titre.
Ce qu'il faut savoir en préambule, c'est que cette ville est celle de ma famille. Mes grands-parents, paternels et maternels y ont vécu (et y vivent encore pour certains), mes parents s'y sont mariés, et dans mon imaginaire personnel, cette cité, recluse entre ses deux portes fortifiées du XIIe siècle, a toujours été pour moi celle de la visite dominicale aux ancêtres. Entrer ici, c'était entrer sur le territoire du passé, d'une histoire que je ne connaissais que par l'intermédiaire de photos jaunies sur lesquelles je n'apparaissais pas, ou bien bébé, ou dans le ventre de ma mère. Cette mythologie familiale s'est enfoncée toujours plus dans les brumes du temps à cause de deux événements particuliers. D'abord le divorce de mes parents, puis la mort de mes grands-parents maternels.
Ainsi cela faisait plusieurs années que je n'avais pas mis les pieds là-bas. A y réfléchir, je pense même que la dernière fois que j'y suis allé, c'était pour l'enterrement de
mon grand-père, ce jour où nous avons ri derrière son cercueil qui traversait la ville, de l'hôpital, près de la Porte de Sens, au cimetierre, par delà la Porte de Joigny. Quelques années avant de mourir, il nous avait dit en effet que pour rien au monde il n'accepterait une cérémonie religieuse, et qu'au moment où son cerceuil passerait devant l'église, passage obligé du convoi funéraire, il fallait que nous l'imaginions en train de faire un bras d'honneur au curé. Ma mère, mon frère et moi nous sommes jetés un regard amusé ce jour-là, devant l'église de Villeneuve sur Yonne, parce que malgré la rigidité cadavérique que nous venions de voir dans la chambre froide de l'hôpital, nous savions qu'il était encore là, à ricaner avec nous.

Le théâtre de Villeneuve sur Yonne est installé dans l'ancien hôtel de ville, juste en face de cette église, à une dizaine de mètres, de l'autre côté de la rue et quand je suis arrivé hier, je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à cette histoire. Plus encore, cette impression que j'avais eue le jour de l'enterrement, cette impression de vie après la vie, devenait d'autant plus présente que la ville se vidait littéralement. Les commerces fermaient, les habitants se pressaient de faire quelques derniers achats avant de disparaître, et au fur et à mesure que la nuit tombait, le calme envahissait les rues, et ne restaient plus, errants sur les trottoirs, que des fantômes dont j'étais le seul à sentir la présence.
Nous avons fait quelques bouts d'essai, pour tester l'acoustique et recaler quelques détails de la pièce, puis nous avons eu quartier libre. J'ai profité de ce moment pour m'éclipser et retourner voir la maison où avait vécu mon grand-père. Dans un premier temps, j'ai pensé aller au cimetierre, mais la nuit tombant, j'en ai déduit qu'il devait probablement être fermé, et puis après tout, mon grand-père était là, avec moi, depuis le début, alors cela importait peu d'aller me recueillir sur un morceau de marbre. Cette ville entière était sa tombe, et le seul fait d'être là suffisait à m'inspirer les pensées et les émotions qu'on ressent devant les sépultures.
Sa maison n'avait pas vraiment changé, vue de l'extérieur. Elle était simplement habitée par d'autres gens, des inconnus qui n'avaient pas du tout conscience que le débarras derrière leur habitation, dans la petite cour, était autrefois les toilettes de mon grand-père, auxquelles il n'avait jamais voulu faire installer l'eau courante, et dans lesquelles j'allais le dimanche, éclairé d'une lampe torche dont le halo caressait des reliques poussiéreuses et inquiétantes, fusils à plomb, vélos désossés, revues des années 60...
Il y avait de la lumière dans cette maison, et j'ai pu distinguer au travers des rideaux de la cuisine, une table à repasser dépliée. J'ai failli sonner, pour entrer, pour voir, mais pour découvrir quoi ? Un appartement comme un autre, sans plus aucune trace de l'incroyable fouillis de bibelots qui envahissait encore ma mémoire. Johnny Walker en plastique posée sur l'armoire de la chambre à l'étage, le sol recouvert de lino moisi par le temps, le plafond fissuré sous le poids du souvenir...
J'ai décidé de conserver toutes images au fond de moi, de ne pas les réactualiser, comme on écrase l'ancienne version d'un fichier, et je suis reparti.

Sur le chemin du retour, je suis passé devant le marché couvert de Villeneuve. C'était ce trajet que mon grand-père effectuait tous les jours de marché, saluant les commerçants et achetant au boucher ses sempiternels pieds, groin et oreilles de cochon. Collée sur les vitres opaque du bâtiment, il y avait une affiche annonçant ma pièce et j'en étais presque choqué, parce que deux mondes venait d'entrer en collision, deux mondes que j'imaginais définitivement séparés l'un de l'autre. Ma vie aujourd'hui, et celle que j'avais vécu, enfant, dans cette ville du dimanche. La réalité me rappelait que ce petit enfant qui errait dans ces rues il y a 20 ans, c'était bien moi, la même personne, et que le temps, malgré les apparences, ne sera jamais l'espace.
De retour avec l'équipe de "Manitoba", l'ambiance était pour le moins inquiète. Il était évident que nous n'allions pas attirer beaucoup de monde ce soir, peut-être même personne. Mais au fond de moi, je pensais que ça n'avait aucune importance, parce que je savais que mon grand-père était là, pas loin, et que la salle ne serait pas vide, quoi qu'il arrive. C'est d'ailleurs ce que j'ai dit à mes compagnons de jeu. "Peu importe combien de personnes sont dans la salle tout à l'heure, parce que ce soir, on joue pour les morts." Jean-Marie, dans sa grande sagesse, a interprété ces mots de belle manière, en rapprochant ce que nous faisions de toute l'histoire contenue dans ces murs, de toutes les compagnies passées avant nous. Mais ça n'était pas ce que je voulais dire, et pendant la pièce, quelques minutes plus tard, j'ai pris un instant pour sortir de ma concentration, et imaginer, derrière un éblouissant projecteur fixé au balcon, la silhouette bienveillante de mon grand-père. De toutes les personnes réunies ici, mortes, froides, insensibles, il était le seul à rire aux jeux de mots du texte, aux touches d'humour noyées dans la désespérance du sujet. Quand la salle entière restait étonnament silencieuse et sans réaction, comme une armée de fantômes tristes nous observant gesticuler sans rien y comprendre, je pouvais l'entendre ricaner, comme je l'avais entendu le jour de son enterrement, un ricanement chaleureux et rassurant, par delà le temps, et par delà la mort.
De l'avis de tous, c'était notre meilleure représentation, malgré le peu de public, malgré l'accueil frigorifique, et moi, je suis le seul à savoir pourquoi.
C'est simplement parce qu'hier soir, et comme je l'avais demandé, ça n'est pas pour les zombies qu'on a joué, c'est pour les morts.
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