Au lecteur
Comme on me l'a suggéré, je vais publier ici un texte dégoté au cours de recherches liées à mon métier. Depuis quelques semaines, je suis plongé dans l'étude du théâtre du XVIe et XVIIe siècles, et à la recherche d'un candidat français qui puisse tenir la route face à Shakespeare à la même époque, je suis tombé sur un individu étonnant : Alexandre Hardy (1570 (ou 72) - 1632, sans certitude).
Bien vite, j'ai compris que Hardy n'avait pas grand chose de commun, malheureusement, avec ce vieux William, mais malgré tout, je me suis pris d'une certaine affection pour ce personnage qui avoue avoir écrit plus de 600 pièces de théâtre, dont seulement une quarantaine ont été imprimées et 34 effectivement parvenues jusqu'à nous. Ni bon, ni mauvais, Hardy écrivait du théâtre comme beaucoup d'auteurs de son temps (y compris Shakespeare) : pour vivre. C'est ce qui explique son imposante production, et peut-être aussi le fait que ses pièces n'ont jamais trouvé le souffle qui aurait pu en faire des monuments de la littérature dramatique française, pour peu qu'il passe quelques heures de plus à les concevoir.
En feuilletant donc les cinq tomes du Théâtre d'Alexandre Hardy, publiés entre 1624 et 1628, et grâce à la magie des sublimes bibliothèques modernes que sont Gallica et Google Books, j'ai trouvé cette note, "Au lecteur", imprimée en introduction du tome 5, et qu'on peut, par bien des aspects, encore approuver aujourd'hui.
La voici, ci-dessous, après que je l'ai eue retranscrite et aménagée dans un français un peu plus lisible. Pour ceux qui voudraient jeter un œil à l'original, ou ceux qui ne se rendent pas compte de la manière d'écrire de l'époque, rendez-vous ici.
Les passages en gras sont ceux que je souligne plus particulièrement.
AU LECTEUR
par Alexandre Hardy
publié en préface au Tome 5 de son Théâtre (1628)
J'userai volontiers, lecteur, pour évoquer ma profession, de la confidente réplique que Phocion fit au peuple athénien, lorsqu'il affirma être celui que l'Oracle avait désigné comme le seul à résister à tous les autres, au sein de la République.
Sache que c’est l'honneur qui me fait m’exprimer ici, afin d’éclairer les crédules qui croient voir des poètes en certains seulement capables de concourir pour le prix de l’ignorance, composé pour eux d’une couronne de chardons.
Cette méprise prouve, à mon avis, que selon l'habitude française, une infinité de cerveaux mal faits attribuent la perfection des choses à leur nouveauté, et n'en pèsent les mérites qu'à la balance d'une faveur aussi inique qu'imprudente.
Pour preuve de mon dire, la Tragédie, le plus grave, laborieux, et important de tous les autres poèmes - que ce grand Ronsard feignit de heurter de crainte d'un naufrage de réputation – est pratiquée aujourd'hui par certains qui jamais ne virent seulement la couverture d’un bon livre, qui à l’ombre de quelques lieux communs pris et appris en Cour, s’imaginent avoir la pierre philosophale de la Poésie, et que quelques rimes plates et entrelacées de pointes affinées dans l'alambic de leurs froides conceptions, feront autant de miracles que de vers chauffant les planches.
D'autres aussi, que l'on pourrait nommer excréments du Barreau, s'imaginent que de mauvais avocats peuvent devenir de bons poètes en moins de temps que les champignons ne croissent, et se laissent tellement emporter à la vanité de leur sens et aux louanges que leur donne la langue charlatante de quelque écervelé d'Histrion, que ces misérables corbeaux profanent l'honneur du Théâtre de leur vilain croassement, et présument être sans apparence ce qu'ils ne peuvent jamais espérer avec raison, jusqu'à bâtir autant que possible sur les ruines de la bonne renommée de ceux qui ne daigneraient avouer de si mauvais écoliers.
Or, afin qu’en peu de lignes je te crayonne et te répète mon sentiment sur ce en quoi consiste la perfection de la Tragédie, et pour montrer combien ces mauvais archers tirent loin du but, je dirais que le sujet de tel poème, étant comme l'âme au corps, se doit de fuir les extravagances fabuleuses, qui ne disent rien, et détruisent plutôt qu'elles n'édifient les bonnes mœurs. Que le vrai style tragique ne s'accorde nullement avec un langage trivial, avec ces délicatesses efféminées, qui pour chatouiller quelque oreille courtisane mécontenteront tous les experts du métier. Que quiconque se soumet dans un tel ouvrage aux tyrannies de nos derniers censeurs, détruit le privilège de l’honneur que la vénérable antiquité lui avait donné. Que la disposition, ignorée de tous nos rimailleurs, règle l'ordre de ce superbe Palais, qui n'est autrement qu'un labyrinthe de confusion, sans issue pour ces monstres d'auteurs.
La grâce des interlocutions, l'insensible douceur des digressions, le naïf rapport des comparaisons, une égale bienséance observée et adaptée aux discours des personnages, un grave mélange de belles sentences qui tonnent en la bouche des acteurs et résonnent jusqu'en l'âme du spectateur, voilà ce que mon faible jugement a reconnu depuis trente ans comme étant les secrets de l'art, interdits à ces petits avortons aveuglés de la trop bonne opinion de leur suffisance imaginaire.
Et s'ils t'objectent que mes écrits franchissent souvent la borne de ces beaux préceptes, leur vue te prouvera qu'entre six cents poèmes et plus de ce genre, aucun ne s'égare plus du bon chemin que le plus poli des leurs, pour peu qu'un arbitre capable et sans passion veuille se prononcer là dessus.
Paie-toi, lecteur, de ces raisons comme de bon aloi, et qui furent de mise entre ces plus renommés Grecs, Latins et Italiens, qui élurent jadis le Théâtre au trône de la perfection, sans t'amuser à l'apparence extérieure de ces inventions bizarres et chimériques à la mode.
Autrement tu imiterais ces petits enfants, qui estiment plus la peinture d'une pirouette, que les plus vives couleurs et les plus beaux traits du meilleur original de Michel Ange.
Quant à moi, cette consolation du sage Athénien me demeure, que ces faibles cervelles qui m'auront autrefois condamné en l'accès de leur frénésie, m'absoudront un jour à leur resipiscence. De plus, tout ceux à qui la dépravation du goût fait trouver mes viandes mauvaises, les laisseront à de moins difficiles et à de plus judicieux qui m'en sauront gré.
Alexandre Hardy