Dans la somme de projets d'écriture que j'ai sous le coude, un certain nombre concerne, sous une forme ou une autre, des adaptations.
Élucubration biographique sur un personnage célèbre, transposition dramaturgique d'un film ou d'un livre, variations sur un fait divers, voire même nouvelle traduction d'ouvrages.
Les idées sont à chaque fois plaisantes, l'impact assuré, et c'est justement ce qui me fait douter.
Parce qu'au moment, par exemple, où Bernard-Marie Koltès écrit "Le jour des meurtres dans l'histoire d'Hamlet", en 1974, la situation médiatique n'est pas celle d'aujourd'hui. Le name-dropping n'existe pas, l'émission Big Brother est inconcevable, et seuls quelques visionnaires comme Warhol comprennent que bientôt, n'importe qui pourra devenir riche et célèbre pour peu qu'il se trouve dans le bon vortex au bon moment, sans que cela n'ait aucun rapport avec son "talent" ou sa "valeur" éventuelle.
S'attaquer, à l'époque, à la réécriture d'un classique, ou à l'utilisation d'un fait divers contemporain pour en faire un matériau d'écriture (comme par exemple avec "Roberto Zucco", toujours de Koltès - quoique cette pièce, à mon sens, représente la limite temporelle au delà de laquelle tout changea), n'est pas directement pris comme un "coup médiatique", mais d'abord pour ce que c'est : l'utilisation non-voilée du réel culturel collectif comme matériau, au contraire d'un réel biographique personnel, base de travail traditionnelle de l'artiste.
A cette époque aussi, même si les combats des ayants-droits en tout genre font déjà rage, la sur-protection du droit d'auteur reste malgré tout dans des limites relativement acceptables, en particulier parce que l'industrie culturelle ne brasse pas les milliards d'aujourd'hui et qu'un nom (d'auteur, d'œuvre) n'est pas encore une (trade-)marque dont la seule utilisation garantit un revenu minimum.
On produit moins, mais de manière plus variée, et les ventes d'un produit culturel, quel qu'il soit, sont circonscrites dans des limites géographiques assez strictes. Seules quelques exceptions parviennent à devenir des succès planétaires, mais pour que cela se produise, il faut une adhésion publique et critique unanime très rapide, sans que le marketing et l'argent investi soient des données représentatives dans l'équation de ce succès. La mondialisation est embryonnaire, les cultures spécifiques à chaque pays puissantes et diverses, et il ne suffit donc pas d'une artillerie médiatique pour plaire au monde entier, surtout qu'à ce moment, l'artillerie en question est beaucoup moins efficace et rodée qu'aujourd'hui.
Ainsi, les pratiques telles que la fabrication de produits dérivés ou le sponsoring sont marginales et si elles permettent de (faire) vendre, ne sont pas considérées comme des poules aux œufs d'or.
Dans ce contexte donc, s'il prend à un jeune auteur d'utiliser comme base de travail une œuvre déjà existante, celui-ci ne sera jamais suspecté de vol ou de malhonnêteté. D'abord parce que les auteurs ainsi repris, ou leurs ayant-droits, trouveront logiquement le geste flatteur, ensuite parce que cette utilisation ne sera à aucun moment un gage de succès commercial, et si tant est que ce soit le cas, on parlera alors de montants bien ridicules.
C'est pour ça qu'on n'a pas dit au jeune Orson Welles adaptant "La Guerre des Mondes" à la radio qu'il s'était servi de HG Wells et l'avait spolié. Pas plus qu'on n'a dit à Leonard Bernstein et Arthur Laurentz que "West Side Story" ne valait rien car l'histoire s'inspirait de "Roméo et Juliette" dans les grandes largeurs.
En revanche, si aujourd'hui, j'écris une pièce de théâtre sur l'histoire vraie d'un Poilu de 14-18, vous pouvez être sûrs que sa famille foncera direct chez ses avocats pour évaluer combien ils pourront me soutirer. Encore pire si je décide, au hasard, d'adapter Harry Potter à la scène. Là, ce ne sont pas des avocats qui vont débouler chez moi, c'est carrément le GIGN...
Et au-delà de l'aspect purement administratif du droit d'auteur, il y a aussi fort à parier que mon œuvre elle-même sera d'emblée dépréciée, car jugée non comme une œuvre, mais en premier lieu comme une opération commerciale.
Aujourd'hui, s'emparer d'une œuvre pour l'adapter et en donner sa vision, est automatiquement suspect. Car l'aura médiatique est désormais quantifiable en dollars et citer une marque (auteur, œuvre, célébrité quelconque), c'est s'approprier d'un peu de cet aura, d'un peu de ce pouvoir d'attraction du public, et donc, au bout de la chaîne, d'un peu de son argent.
Il y a des mots, des noms propres, qui aujourd'hui sont des artefacts puissants.
Manier "Star Wars" ou "Paris Hilton" revient à manier des épées mythiques capables de tuer des armées aussi bien que leur porteur.
Et c'est pour ça que malgré mes nombreuses idées, j'hésite toujours à me lancer dans un projet d'adaptation. Non pas parce que je crains de la manquer, mais parce que je crains que mon geste soit vain car qualifié d'emblée comme malhonnête. Et en premier lieu des choses qui m'importent quand je débute un projet, c'est le fait que sa réception soit la plus pure et la plus fluide possible, de l'émetteur vers le récepteur.
Alors je résiste à cette tentation, et j'attends d'être riche et célèbre. Car médiatiquement parlant, la seule parade contre ce jugement a priori - cette accusation de vol - c'est de n'avoir pas besoin de voler. Et si Spielberg veut réaliser le dernier film d'Harry Potter, personne ne lui dira que c'est pour se faire du fric, ou pour profiter du succès du petit sorcier. On se dira juste alors qu'il avait quelque chose à dire, cinématographiquement parlant, sur cette œuvre.
Tous les autres, d'emblée, n'ont pas ce droit.
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