Malgré l'incroyable foisonnement de la pensée de Debord, et de la diversité des thèmes abordés, on peut reconnaître au
coffret édité par Gaumont une qualité, c'est son didactisme. Cette publication dirigée par Olivier Assayas et Luc Barnier a en effet le grand mérite, par des choix quelque peu arbitraires certes, de diviser logiquement l'oeuvre cinématographique de Debord en époques, lesquelles sont définies par de grands thèmes :
DVD 1- Contre le cinéma
DVD 2- La Société du Spectacle
DVD 3- In girum imus nocte et consumimur igni
Au lieu de me lancer dans une étude thématique, et même si ces films le permettent parfaitement, c'est donc l'organisation du coffret que je vais conserver pour le commenter en détails.
Hurlements en faveur de Sade (1952)
On passera sur la légende qui raconte que la première projection de ce film a été coupée presqu'au début par les dirigeants du "ciné-club d'Avant-Garde" à Paris, en particulier parce que cette information nous vient d'un numéro de la revue "Internationale Situationniste" dont les rédacteurs, clairement en avance sur les idées marketing d'aujourd'hui, étaient toujours prompts à inventer leur propre histoire. Finalement, que ceci soit vrai ou non importe peu aujourd'hui.
Hurlements en faveur de Sade n'est pas à proprement parler un film situationniste, même s'il en comporte déjà tous les germes. C'est un film qui se revendique "
lettriste" dès le générique, par sa bande son en forme de poème improvisé de
Isidore Isou.
S'en suit une succession de plages entièrement blanches durant lesquelles cinq voix lisent des collages de textes tirés à la fois de publications de l'époque, d'articles de presse ou bien de créations originales de Debord, entrecoupées de plages totalement noires et silencieuses ("Les yeux fermés sur l'excès du désastre").
La première chose qui m'est venue à l'esprit à la vision de ce film a bizarrement été la déclaration à fort taux de pénétration de Patrick Le Lay il y a maintenant quelques années. Menager du "temps de cerveau disponible" est évidement le projet de ces longues plages noires et silencieuses, et retrospectivement, on peut voir
Hurlements en faveur de Sade comme une véritable métaphore de l'art télévisuel contemporain, conçu lui-aussi de vide et de silence dans le seul but d'attirer le téléspectateur vers la publicité dont on aura préalablement augmenté le volume sonore. Bien sûr, il est important à la vision de ce film de ne pas faire d'avance rapide sur son lecteur DVD mais de rester assis dans le noir en attendant la prochaine intervention illuminatrice. Cette critique formelle et radicale, si je la rapproche ici de la télévision, ne s'arrête bien sûr pas là, mais peut être envisagée comme un vrai manifeste situationniste avant l'heure, tant on sait que ce mouvement possède comme ligne directrice la création de situations afin de lutter contre la marche incontrôlable des événements que plus personne n'est en mesure de diriger. Avant de poser les bases de la reprise de possession de nos existences, il faut donc, par l'expérience sensible, par ces films, mesurer à quel point elles nous échappent.
L'une des voix dira d'ailleurs "Guy Debord devait monter sur scène avant la projection de ce film et annoncer : Il n'y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de films. Passons si vous le voulez bien au débat."
Après
Hurlements en faveur de Sade, le deuil du cinéma est fait, dès la première oeuvre de Guy Debord, et le débat peut commencer.
Par ce premier film, tout est dit ou presque sur ce qui doit être fait avec de la pellicule, sur ce qui surtout ne doit pas être fait, sur le sens du rythme, le concept du montage (à voir à ce sujet les oeuvres de
Peter Kubelka, auxquelles je n'ai pas pu m'empêcher de penser aussi), sur la vacuité de tout un art alors porté aux nues.
Pour finir, la chose qui m'a réllement frappé à la vision de ce film a été le rapprochement avec le cinéma et d'une manière générale avec l'oeuvre et le personnage d'Andy Warhol.
Je m'étais déjà exprimé sur
la notion de performance dans le cinéma de Warhol mais jamais je n'aurais cru voir autant de points communs entre les radicaux révolutionnaires situationnistes et la figure même de l'opportunisme capitaliste qu'a été Warhol, même si c'était pour le dénoncer.
A de nombreuses reprises en effet, on voit dans
Hurlements... les fondations de l'édidifice médiatique "Guy Debord" dont l'existence a été une vraie révélation pour moi. Répétitions du nom propre, indication de la date de naissance aux milieux d'une chronologie historique du cinéma, présence du "je", etc.
Alors que je m'imaginais à tort le situationnisme comme un groupuscule quasi anonyme retranché derrière son appellation, j'ai donc découvert l'utilisation de méthodes marketing on ne peut plus proches de celles mises au point par le pop-art quelques années plus tard.
Mais à bien y réfléchir, il fallait être un peu con pour ne pas saisir les points communs entre ces deux mouvements, des détournements de vignettes de BD aux happenings mondains en passant par une utilisation expérimentale du cinéma.
Je n'irai pas jusqu'à dire que ces milieux se sont côtoyés et influencés l'un l'autre, car c'est hautement improbable, mais je serais plutôt tenté de rapprocher ces rapprochements de la grande théorie d'
Elie Faure sur l'histoire de l'art, développée dans son livre synthétique "L'Esprit des Formes", autrement dit proposer l'idée qu'une même réaction artistique puisse intervenir dans deux milieux géographiquement éloignés en réponse à un même mouvement général du monde.
Si ces réactions divergent sur quelques détails, comment ne pas ressentir, à la vision de
Hurlements en faveur de Sade cette même impression d'attente de l'événement que devant
Sleep de Warhol ?
Tous deux immergés dans une société courant toujours plus vers la grande quête du sensationnel, deux mouvements adoptent sans s'en rendre compte la même attitude, faite de critique par le détournement, avec comme toile de fond indispensable l'idée que la vie doit être reprise par ceux qui la possède. Du côté du pop-art, cela passera par l'art (reprendre possession de l'art pour reprendre possession de sa vie), du côté du situationniste, par les situations (reprendre possession de la vie afin de pouvoir engendrer un art libre qui ne sera que l'expression d'une vie libre).
Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959)
Critique de la Séparation (1961)
De la simplicité primitive de
Hurlements..., il ne reste plus rien dans la suite de l'oeuvre de Debord, et avec
Sur le passage... et
Critique de la Séparation, on entre dans le vif du sujet situationniste, lequel passe par le brouillage des pistes et la multiplication des points de vue.
Certes, il est nécessaire d'affirmer avec précision sa pensée, mais sa pensée multiple, sans jamais laisser au spectateur le loisir de croire que l'auteur porte un jugement catégorique sur son sujet.
Le sujet est d'ailleurs un point important de la réflexion de Debord, définissant lui-même ces films comme documentaires, états de lieux d'une époque en délabrement.
Et comme il est dit dans
Critique de la séparation, "la pauvreté des moyens est chargée d'exprimer sans fard la scandaleuse pauvreté du sujet".
Images volées aux actualités, dans la rue, images personnelles, groupes d'amis, équipe technique, plans sur Paris en prenant toujours soin d'éviter les monuments, ou bien en se mettant "à la place" du monument, tout est bon pour présenter l'instantanné de la société telle que l'auteur la traverse.
Cette banalité de l'image, du sujet, concourt dans ces deux films à la démonstration accablante de la banalité du monde, de la manière "scandaleuse" dont cette société spectaculaire nous prive de nos existences en nous exprimant une manière idéale de nous comporter, une vie idéale, et en nous forçant à orienter nos actes afin de tendre vers ce but ultime. En d'autres terme, une société qui érige une insaisissable "morale", puisqu'il "y a encore beaucoup de gens que le mot de morale ne fait ni rire ni crier" (in
Hurlements en faveurs de Sade).
Le situationnisme est la réponse à cet état de fait, mais aucune vérité ne peut surgir du cinéma, films de Debord compris, car le cinéma, comme tout art, ne sera toujours que le reflet de la vie, fiction ou non, toujours un perpetuel documentaire sur ce dont la vie suinte. Ainsi il est inutile de tenter de fuir cette évidence et de présenter autre chose que le constat de la catastrophe. Pour Debord, la Nouvelle Vague est donc plus que n'importe qui à côté de la plaque et ne fait qu'exprimer un peu plus librement et de manière plus personnelle la condition d'esclave de l'artiste, comme de tout homme. Ainsi dans le n°1 de la revue Internationale Situationniste, et bien avant Deleuze et ses "vacuoles de solitude", les auteurs diront que "celui qui peut s'exprimer revendique moins". C'est en substance le procès qui est fait au cinéma dans ces deux films, de n'être finalement
que du cinéma et de se rêver autre chose, de croire naïvement qu'un film peut changer le monde sans qu'aucun d'acte de la vie ne soit modifié au préalable.
Posées ces quelques bases, on apprécie donc mieux les films de Debord, et les expérimentant d'un angle documentaire, on peut se laisser aller à louper une réflexion écrite ou à faire dériver notre pensée vers les contrées où nous a porté la précédente phrase en oubliant au passage d'écouter la suivante. A ce titre, "Critique de la Séparation" pousse le phénomène encore plus loin en accumulant par superposition les idées (une phrase écrite à l'image + un commentaire audio + une ligne de sous-titres simultanés) afin de bien démontrer que la vérité n'existe pas dans le cinéma mais qu'il faut la chercher dans la vie, ou
au pire, dans les livres.
On ne s'étonne pas, dans "Critique de la Séparation", de n'avoir donc qu'un aperçu très épuré du concept de "séparation", de la même manière que les "Hurlements en faveur de Sade" ne parlaient à aucun moment de Sade. Et si évidement, le principe de non-communication entre les hommes et d'aliénation par l'art, la politique, l'économie et l'urbanisme est présent, il n'est que perdu au milieu d'autres considérations où l'on retrouve l'amour (les femmes et les discours amoureux sont très présents chez Debord), l'ivresse, l'émeute, bref, les exemples concrets de créations de situations.
(à suivre)
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