Chloé Delaume - J'habite dans la télévision
Pour moi c'est une découverte.
Pas Chloé Delaume bien sûr, mais la forme de son dernier livre.
C'est même une découverte assez énervante car je m'étonne de ne pas avoir pensé plus tôt à le faire.
Déjà rôdée aux lacérations de formes, détournements d'axiomes et autres dérapages stylistiques, l'auteur de "Certainement pas" explore ici un nouveau genre que j'ai envie de qualifier de "documentaire expérimental". Et c'est d'autant plus énervant que ce procédé, je le connais bien puisqu'il existe en abondance dans la production underground audiovisuel. Mais jamais, bêtement, je ne m'étais dit qu'il pouvait s'adapter à l'écriture. Etonnant, puisque entre tous les moyens d'expression, la langue reste et demeure celui où la liberté est la plus totale.
C'est en ça que "J'habite dans la télévision" est proprement jouissif, dans cette idée que l'essai qu'on nous propose n'est déjà plus un essai (autrement dit un objet de tentative), mais qu'il lorgne déjà vers d'autres catégories plus affirmées, car plus personnelles. "J'habite dans la télévision" n'est donc pas un essai, mais un résultat, ferme. Strié de données techniques et scientifiques, il met néanmoins tout en oeuvre pour fuir sans cesse la rigueur de la démonstration, et embrasse sans scrupule celle de la sensibilité.
J'imagine que c'est pour ça que quelques critiques se sont emballés sur les soit-disant développements "pauvres" de la théorie. Parce que ce livre n'est pas une théorie, et effectivement, Chloé Delaume n'écrit pas pour étaler le A et le B de faits tangibles servant à argumenter la puissance d'un C conclusif. De mon point de vue, prendre ce livre comme un exercice scientifique, avec un raisonnement rationnel développé comme à l'école et belle conclusion cadenacée à triple tour, c'est se gourrer complètement de sujet. De la même manière, s'imaginer que "J'habite dans la télévision" parle de la télévision, dans un raccourci de journaliste qui préfère ranger la somme de produits littéraires de la rentrée dans des cases bien définies par peur de se planter (ex: "il y a X livres qui parlent de télévision", "X premiers romans", etc.), c'est aussi faire fausse route. Car on n'est pas là pour réinventer Bourdieu. Dans le cas de Chloé Delaume, et plus précisement dans ce dernier livre, on est dans l'invention de formes, ou comment faire entrer en collision les données avec le roman. C'est ce processus qui est à l'oeuvre. Comment nourrir après avoir été nourri (souvent même malgré nous) ? Que faire de tout cet attirail de données éparses, jamais synthétisées, ou trop synthétiques, pour rester vivant et ne pas se vautrer ad vitam eternam dans la passivité à laquelle tout nous invite, des slogans publicitaires aux connexions neuronales ?
Donc oui, des mécanismes de contrôle médiatique sont mis en évidence dans ce livre, mais jamais en tant que tels, afin de ne pas justement tomber dans la petite dissertation de DEUG de socio. Tous ces mécanismes ne sont pas expliqués : ils font partie du processus d'écriture. Et traversant le filtre de la littérature, on saisit (ou non) comment l'information chemine jusqu'à nous, puis en nous, et comment elle peut en sortir. Ce livre est un exemple de sublimation, un exemple de recyclage de données en vue de la création, et plus que tout, un encouragement à en découvrir d'autres.
Alors bien sûr, je n'ai pas non plus été convaincu par la fin du bouquin, assez anecdotique il me semble, mais on parle là de deux malheureuses pages qui expriment simplement l'impasse de la démonstration, au cas où on aurait pas compris. Tout le livre s'articule de toute manière autour de cette impasse, tout en pointant en filigrane les minuscules portes dérobées qu'il est encore possible de prendre. "J'habite dans la télévision" est simplement l'une de ces portes, qui invente du poétique à partir d'un sujet qui le broie. Ici la littérature, mais ailleurs le dialogue, ou le détournement, ou la performance, tous ces autres possibles comme autant de machines à refuser les règles sophistiques qui font autorité aujourd'hui.
En face de ces canevas universitaires arrogants et dangereux, la langue.
Dressée comme un mur face à l'arithmétique stérilisante des suppots de la Vérité, une auteur.
Et franchement, aujourd'hui, je n'en vois pas beaucoup d'autres.
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