Qui aurait cru que Les agents serait finalement publié en poche aux éditions Folio SF, traduit en anglais, vendu aux Etats-Unis ?
Pas moi.
Pour le comprendre, il faut remonter quinze ans en arrière et découvrir la genèse de ce projet.
A tous ceux qui se posent des questions sur leurs textes, aux curieux, aux amis, voici

1
J'écrivais depuis toujours. Des textes courts, du théâtre, des articles, des nouvelles, des phrases, des mots, qui accompagnaient des images, des sons, rugissants, murmurés, formant des ensembles que personne ne pouvait définir. Quand on me le demandait, j'appelais ça des performances, des installations, du net-art, du mix-média. Le plus souvent, je ne me posais pas la question. Je me contentais de griffonner dans des carnets, je remplissais d'octets des traitements de texte rudimentaires. Je me servais du verbe comme d'autres utilisaient la note ou la couleur. Je ne venais d'aucune école. Je ne cherchais à en rejoindre aucune.
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Je me plaignais d'être seul tout en aspirant à le demeurer.
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Je ne ressentais aucunement le besoin d'être édité.
Quand je voulais diffuser un texte, j'avais internet. Ou bien je pouvais donner une lecture publique dans un lieu ami. On me lisait, on m'écoutait. Des gens me disaient que ce qu'ils avaient entendu leur plaisait, d'autres partaient en claquant la porte avant la fin de la lecture. Je les traitais de cons. Tout ça me convenait très bien.
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J'ai procédé de cette manière pendant des années, une dizaine. Ma vingtaine.
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Rétrospectivement, je me dis que si j'avais consacré ces dix années à faire le malin dans des salons parisiens, à fréquenter les bons cocktails, à me faire voir dans les bonnes soirées avant d'envoyer mon "manuscrit par la Poste", je ne serais peut-être pas où je suis aujourd'hui. J'aurais peut-être été sur la photo des Inrocks qui présente les primo-romanciers en septembre, j'aurais été en lice pour le prix du premier roman, j'aurais été lu vite fait par un critique de Télérama qui m'aurait qualifié de "frais".
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Je ne suis pas sûr de regretter cette réalité alternative mais si j'écris cela aujourd'hui, c'est que je me pose la question.
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Mon premier roman, je l'ai déposé, en pdf, sur mon site, à la fin de l'année 1999, avec un texte d'accompagnement enragé qui disait, dans les grandes lignes, que le droit d'auteur était une saloperie bourgeoise et que jamais je ne demanderai un centime à mes lecteurs.
Mon deuxième roman, je l'ai diffusé par épisode sur des forums, chapitre par chapitre, pendant plus de trois ans. A la fin, un personnage se plaignait que ce soit déjà fini.
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J'avais les statistiques de téléchargement de mes fichiers.
Si on excepte quelques amis proches, ces deux premiers romans ont cumulé environ vingt téléchargements, ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu'ils ont été lus par vingt personnes.
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J'ai encore écrit du théâtre, j'ai encore écrit des articles. J'ai fait de la musique et des vidéos qui débordaient de mots. Des gens que je ne connaissais pas ont monté mes pièces.
Je multipliais les identités, les pseudonymes, et chacun d'eux construisait une œuvre bancale et sincère.
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Je me lançais dans des projets infimes, titanesques, futiles. J'en abandonnais beaucoup.
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J'en tirais autant de souffrance que de satisfaction.
J'étais mal. J'étais bien.
2

On était en 2007, la France se passionnait pour une campagne présidentielle que je regardais avec effarement. Le concept de "valeur-travail" était sur toutes les lèvres. Sarkozy débarquait en terrain conquis contre les tire-au-flanc, les profiteurs, les parasites.
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Un an plus tôt, devant l'association des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom, Didier Lombard déclarait "Je ferai les départs d'une façon ou d'une autre par la fenêtre ou par la porte".
Suite à la privatisation de l'opérateur téléphonique en 2004 et sa nomination au poste de PDG en 2005, Lombard s'était donné pour mission de débarrasser l'entreprise de 22 000 postes, sans avoir recours au licenciement. Il invente, à cette époque, une méthode managériale basée sur l'intimidation, la déstabilisation et la dévalorisation des salariés dont on souhaite le départ. Il appelle ça le « plan NExT. » 4000 cadres sont formés pour mener à bien cette opération de dégraissage par le harcèlement.
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Dans mon coin, je bouillonnais. J'ai d’abord rédigé les paroles de ce qui devait être un concept-album sur le thème du travail. J’ai écrit 16 chansons mais pas une note de musique. Ça ne marchait pas. Je n’y arrivais pas. J’ai finalement diffusé les paroles, sans musique, sur mon site. Ça s’appelait « Ne faites pas attention » et c’est encore ici.
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La France sarkozyste était arrogante, méprisante. Elle crachait sur le prétendu immobilisme de la fonction publique, sur la prétendue fainéantise des demandeurs d’emploi.
Je n’abandonnais pas l’idée de produire quelque chose d’ambitieux en réaction à cette atmosphère nauséabonde et j’ai commencé à rédiger un texte pamphlétaire, une vision radicale du futur où la valeur-travail serait devenue une religion, une philosophie, une évidence.
A l'origine, je pensais que le texte compterait une dizaine de courts chapitres que je pourrais lire à haute voix, avec un peu de mise en scène, de musique et de vidéo, dans les lieux où je me produisais habituellement. C’était un coup de sang, rédigé à chaud, fait pour être jeté immédiatement au visage de ce pays qui me consternait.
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Un documentaire de Pierre Carles m’avait beaucoup marqué, quelques années plus tôt. Attention danger travail donnait la parole à des RMIstes ayant fait le choix de la pauvreté plutôt que celui des boulots sous-payés où ils étaient humiliés.
Je ne sais pas si c’est très légal, mais vous pouvez encore voir ce documentaire sur YouTube à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=BJZZ8ZtG1cg
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En février 2008, à l'invitation de la romancière Chloé Delaume, j'ai lu les premiers fragments de ce projet sur le travail dans la petite galerie Mycroft, à Paris. On appelait ça une galerie mais c'était un local nu de dix mètres carrés coincé entre deux rideaux de fer baissés dans le 11e arrondissement. La soirée était consacrée aux "gens qui ne sont pas encore édités". A mes côtés, il y avait Nicolas Jalageas, Clément Ribes, Frédéric Moulin et Nina Yargekov.
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Cette lecture publique m'a conforté dans l'idée que ce texte devait être dit sur scène, scandé, narré comme un conte d'autrefois et de demain.
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Mais rien ne s'est passé comme je l'imaginais.
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Le 2 juillet 2008, Jean-Michel Laurent, 53 ans, père de trois enfants, employé à France Télécom, est au téléphone avec sa déléguée syndicale. Il lui dit "Je te laisse, le train arrive." Il se jette sur les rails.
Un peu plus tôt, il avait envoyé une lettre dans laquelle il écrivait "Voilà enfin la fin d’un long calvaire. J’en pouvais plus d’être dans cet enfer à passer des heures devant un écran comme un vrai pantin mécanique devant l’acharnement de certains à nous laisser crever comme des chiens. Cette bande de charognards m’a vraiment poussé à bout."
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Le 3 mai 2008, je termine le manuscrit de ce qui est désormais un roman, qui s'appelle "Les travaillants". 59 000 mots, 350 000 signes. L’idée de le lire à haute voix n’a plus aucun sens. Qui écouterait une lecture de 2h30 ? Je n’infligerais ça à personne, pas même à mes amis les plus fidèles. Le projet de déposer le roman au format PDF sur mon site apparaît, lui aussi, vain. À cette époque, en France, personne ne possède de liseuse ; le premier iPad est commercialisé en 2010.
J’avais juré de ne jamais le faire. Pourtant, en ce mois de mai, il y a 14 ans, j'imprime mon manuscrit et je l’envoie à plusieurs maisons d'édition, ainsi qu’à quelques amis.
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Le 6 mai 2008, François Fillon, alors premier ministre, demande aux journalistes: « Qui aujourd'hui parle encore de RTT, de diminution du temps de travail, de partage du travail comme une solution aux problèmes de l'économie française ? »
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Les semaines passent et je ne reçois aucune réponse des éditeurs auxquels j'ai posté mon manuscrit. Quand j'en reçois, elle est négative. Je n’avais pas mesuré à quel point ces refus et ce silence seraient violents.
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J’ai fêté mes 22 ans en 2000. Je suis un des premiers enfants d'internet. Quand j'envoie un mail et qu'on ne m'a pas répondu une semaine plus tard, je trouve ça vraiment gonflé.
Dans ce cas précis, je suis abattu. Je considère que tout est foutu.
3

Fin juin 2008, deux mois après l'envoi de mon manuscrit, et puisque personne ne m'a contacté, j'en déduis que mon roman ne vaut rien, que je ne serai jamais édité et qu'il est inutile de continuer dans cette voie.
D'une main, je prends mon téléphone et de l'autre, ma plus belle plume.
D'un côté, j'appelle la galerie Mycroft pour qu'elle me réserve un créneau pour une performance, de l'autre, je commence à écrire ce qui deviendra "Assis ! Debout ! Couché !".
On ne veut pas publier mes textes ? OK. Je vais les dire quand même.
Debout.
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Le 7 septembre 2008, 13 rue Ternaux, dans le 11e arrondissement de Paris, je lis, en public, trois monologues désespérés, qui racontent comment un auteur se retrouve parfois dans l'obscurité et le silence, sans personne qui prête l'oreille à sa voix. Je suis terrassé. Je suis résigné. Je suis combatif. Simultanément.
Ce texte ne parle pas vraiment de création. Il parle de notre rapport au monde, à la déception, au manque de reconnaissance. Il dit comme parfois, on se fait assommer, comme on s’écroule, comme on reprend connaissance, puis, comme on s'appuie sur un genou, puis sur un autre, et qu'on se relève enfin.
Cette performance dure 38 minutes. Elle a été filmée. La voici : http://troudair.free.fr/perf/adc.html
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En octobre 2008, je me sers d’une plateforme d’autoédition pour publier Les Travaillants.
Le prix est prohibitif, personne ou presque ne le sait, j'en vends exactement sept exemplaires.
Sur mon site, je mets le pdf à disposition gratuitement.
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Avant de le mettre en ligne, j’avais contacté plusieurs musiciens et groupes que j’aimais beaucoup, afin de leur proposer de participer à un projet collaboratif : composer l’un des morceaux de ce qui devait être la bande son des Travaillants.
J’ai envoyé des emails personnalisés à Merzbow, Simon Wickham Smith, Stephen O'Malley de Sunn O))) (qui me répond !), le label Constellation, Jean-François Pauvros, Dotcut, ez3kiel, Zëro (ex-Bästard) et Joachim Montessuis.
On me répond poliment ou pas du tout, mais personne ne donne suite ; le pdf restera muet.
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Le 9 novembre 2008, Patrick Rolland, technicien d’intervention contractuel pour France Télécom, à Perrone, dans la Somme, en arrêt de travail pour dépression depuis quatre mois, se pend à son domicile, lors d’un repas de famille.
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Début 2009, alors que j'avais tiré un trait sur toute possibilité de publication papier et que je m’étais lancé dans plusieurs projets littéraires pensés pour le web, je me retrouve subitement à échanger avec deux maisons d'édition au sujet des Travaillants.
En France, avec Presque Lune, qui vient tout juste d’être créée, et qui me propose de devenir leur premier auteur. Ivan Apostolo, le fondateur, a téléchargé mon pdf, l’a lu, et veut l’éditer.
Au Québec, grâce à l'entremise de Chloé Delaume, c’est Eric de Larochellière du Quartanier, qui me dit qu’il a lu le manuscrit quelques mois plus tôt et qu’il est très intéressé.
Cela aboutit à la signature de deux contrats d'édition, limités géographiquement : le Québec pour le Quartanier, le reste du monde pour Presque Lune.
Etrangement, alors que j'avais renoncé à l'édition, que je m'étais fait à l'idée de créer du contenu gratuit diffusé en ligne, ou sur scène, le livre imprimé s'invite dans mon processus créatif. Je me sens moins que jamais romancier mais je m’apprête à publier un roman.
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Les Travaillants sort en France en septembre 2009. C'est le premier titre des éditions Presque Lune, qui deviendra, dans les années qui suivront, une des maisons les plus originales et les plus dynamiques dédiées au roman graphique. À cette époque, Presque Lune ne possède ni diffuseur ni distributeur. Les Travaillants est publié mais passe quasiment inaperçu.
Nous en vendons moins de 200 exemplaires.
4

En septembre 2009, Didier Lombard, patron de France Télécom, réagissant à la vague de suicides qui touche son entreprise (23 morts en 18 mois), déclare à la presse qu'il faut "mettre un point d'arrêt à cette mode du suicide".
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Mettre fin à ses jours n’est pas une mode. Ce n’est pas un caprice. C’est le seul moyen qu’ont trouvé des salariés pour quitter leur poste. Pour de nombreuses raisons, le chômage n’était pas une alternative. Dans ce contexte des années 2000, où les solutions sont évidentes et les problèmes méprisés, où les start-up fleurissent avec leurs légions d’entrepreneurs aux dents blanches et aux chemises ouvertes, où les discours sur la valeur du travail sont martelés par les hommes politiques, de droite et de gauche, par les centrales syndicales, où un sondage révèle que les Français ont plus peur de perdre leur emploi que d’être atteint par le cancer, il ne subsiste qu’une évidence : mieux vaut mourir que ne pas travailler.
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En avril 2010, je présente Les Travaillants à la bibliothèque Jacques Lacarrière d’Auxerre. Je profite de l’occasion pour chanter « Eloge du béton ».
Ce titre était présent sur mon album « Ici vécut et fut arrêté » ainsi que dans l’ensemble de textes « Ne faites pas attention ». C’est le seul morceau qui a finalement bénéficié d’un accompagnement musical rudimentaire.
La vidéo est ici : https://www.dailymotion.com/video/xd30ej
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À l’automne 2010, Patrick Bénard, alors en charge des cafés littéraires du cabaret l’Escale, à Migennes, me donne carte blanche pour une présentation du roman Les Travaillants.
Plutôt que de lire un extrait qui serait peu parlant, je prépare une nouvelle inédite, destinée à être lue dans le cadre d’une performance musicale.
« Celui qui meurt à la page 154 » raconte le destin d’un personnage secondaire du roman, qu’on voit effectivement mourir à la page 154 mais dont on ne sait rien. Je compose plusieurs riffs de guitare qui seront joués en direct, mélangés grâce à une pédale de boucle.
Il y a moins de dix personnes dans la salle. Je les connais toutes.
La performance dure 46 minutes. Elle n’a été donnée qu’une seule fois, mais elle a été filmée. La voici.
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Parallèlement, mes discussions avec le Quartanier avancent. Bien que le contrat soit signé, nous convenons de sortir d'autres textes avant Les Travaillants. Il faudrait d’ailleurs en changer le titre car le terme, néologisme en France, existe bel et bien au Québec, où il est employé dans un contexte syndical. Un roman qui s’appellerait ainsi prêterait le flanc aux mauvaises interprétations.
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Le temps passe. Je continue à écrire, beaucoup, tout le temps. Eric de Larochellière, du Quartanier, est attentif à tous mes projets. Les Travaillants, rebaptisé Les agents, reste dans un coin de l’agenda, mais le livre est sans cesse repoussé pour laisser la place à mes nouvelles lubies, à mes nouveaux chantiers qui se multiplient.
En août 2011, paraît Révolution, un feuilleton comique initialement publié sur des forums, durant l'été 2004, et pour lequel j’ai écrit des chapitres supplémentaires.
En 2015, paraît Suréquipée, qui était à l’origine une novella publiée sur mon site, courant 2011, au format PDF.
Enfin, en 2016, je sors de plusieurs mois de fièvre avec un manuscrit dingue, écrit en quelques mois, que je soumets immédiatement à Eric, que je peux maintenant appeler « mon éditeur ». C’est Les lois du ciel.
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Cette année là, en France, est marquée par les énormes manifestations organisées pour contester le projet de loi sur le travail, porté par Myriam El Khomri, lequel prévoit de restreindre considérablement les droits des salariés, en facilitant les licenciements, en plafonnant les indemnités prudhommales, en permettant des dérogations à la durée du temps de travail.
Malgré les centaines de milliers de manifestants dans la rue, le gouvernement Hollande-Valls fait passer la loi en force.
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Les lois du ciel est traduit en anglais, il paraît en poche chez Folio Policier.
Je me frotte les yeux. Je suis l'auteur de quatre romans. Je ne pense plus à la musique, aux vidéos, aux projets multimédias. Dès que j'ai une idée, c'est une idée de roman. Je me demande quand je pourrais la rédiger, sans laisser de côté les centaines d'autres textes que j'ai entamés.
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Ce n’était pas prévu. Je me l’étais même interdit. Mais voilà. Je suis romancier.
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On commence à travailler sur Les agents avec le Quartanier dans le courant de l'année 2019. J'ai récupéré mes droits français auprès de Presque Lune, ce qui permettra de sortir le livre simultanément en Europe et au Québec.
Nous reprenons le manuscrit originel, celui daté de 2008, et revisitons le texte de fond en comble. Je procède à de nombreuses améliorations sur le rythme, la cohérence. J’ajoute plusieurs chapitres et j’enrichis la mythologie du bureau dans lequel se déroule l’histoire.
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Dès décembre 2009, une plainte est déposée par le syndicat SUD contre la société France Télécom et ses dirigeants. C’est le début d’une instruction qui va durer dix ans et mener à un procès historique.
Après 2009 et le départ de Didier Lombard, les méthodes managériales évoluent chez France Télécom, du moins en façade.
Au procès, un seul suicide est retenu par la justice pour l’année 2010. C’est celui de Remy Louvradoux, qui met fin à ses jours sur son lieu de travail.
À partir de 2011, France Télécom entame une mue marketing qui prend la forme d’un changement de nom progressif. La société devient Orange en 2013.
Nouveau nom, nouvelle virginité, mais heureusement, la justice n’oublie rienss.
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La coïncidence est troublante. C’est précisément quand je me replonge dans Les agents, plus de dix ans après son écriture, que se tient le procès France Télécom, de mai à juillet 2019. Le livre sort de presse fin novembre et quelques jours plus tard, trois dirigeants de la société, dont Didier Lombard, sont condamnés par la justice française. Ils écopent de prison ferme pour "harcèlement moral institutionnel".
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Les agents, dans sa version définitive, parait en février 2020.
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Le roman raconte l'histoire d'hommes et de femmes confinés dans des box, condamnés à travailler devant des écrans de leur naissance à leur mort.
Si les librairies avaient été ouvertes cette année là, ça aurait été d'une étrange actualité, mais le sort semble s’acharner sur ce livre puisque un mois après sa sortie, la pandémie de Covid-19 oblige le monde entier à se confiner. Les exemplaires attendent sur les étagères de boutiques désertes.
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Les agents vivent et meurent pour une seule chose : le travail.
Souvent aussi, ils mettent fin à leurs jours, par défenestration.
Les images présentes dans le livre sont celles qui me hantent, aujourd’hui encore, des corps tombant du World Trade Center aux martyrs de France Télécom.
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En 2022, une pandémie plus tard, les grandes entreprises ont généralisé le télétravail. L’aliénation du salarié, cloitré dans son bureau, vissé à son écran, a muté. Elle prend à présent d’autres formes, elle se loge dans des dispositifs plus discrets. Elle tient tout entière dans un smartphone, qui affiche les emails professionnels jusque dans l’intimité du foyer, dont les notifications martèlent des tâches à accomplir ou des informations à consulter.
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Est-ce que cela rend Les agents moins pertinent ?
Ce sera à vous de me le dire.
Pour ma part, j’imagine le futur, les décennies à venir, l’obligation de rationalisation des coûts. Qu’est-ce qui sera le moins cher, quand le prix de l’énergie aura explosé ? Des centaines d’appartements, chauffés et refroidis individuellement, ou bien des lieux communs dont les usagers pourront partager les frais fixes ?
L’open space n’a pas dit son dernier mot.
6

En janvier 2022, The Agents, traduit par Rhonda Mullins, est paru aux éditions Coach House Books et le 1er septembre 2022, Les agents paraitra en poche chez Folio SF.
Ce qui devait être une série de courts chapitres écrits pour être dits sur scène, il y a près de 15 ans, a finalement suivi une trajectoire inimaginable.
Je dois ce miracle à plusieurs personnes. En premier lieu, à Chloé Delaume, à Ivan Apostolo, de Presque Lune, et à Eric de Larochellière, du Quartanier, dont j’ai expliqué les rôles déterminants.
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Mais d’autres anges gardiens se sont penchés sur mes textes.
Je pense à Pascal Godbillon, éditeur à Folio SF, qui a eu la curiosité de se plonger dans un obscur petit roman édité par une maison d’édition québécoise qui n’était, à l’époque, même pas diffusée en France. Ce roman, c’était Suréquipée, et s’il est arrivé entre les mains de Pascal, c’est grâce à Lionel Besnier, auteur, éditeur et désormais libraire aux Mangeurs d’étoiles à Lyon.
C’est grâce à Lionel si quatre de mes romans sont aujourd’hui disponibles en poche dans une maison aussi prestigieuse.
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Chloé, Ivan, Eric, Pascal, Lionel, soyez remerciés pour tout ce que vous avez fait.
Vous avez littéralement changé ma vie.
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Quand j'ai écrit ce livre, je n'étais pas romancier. Je ne voulais même pas l'être. J'étais auteur, ça oui, j'étais artiste, j'étais poète, mais romancier, plutôt crever.
Aujourd'hui, 15 ans après la rédaction du premier manuscrit, je ne peux pas me définir autrement.
Ce roman a tout changé pour moi. Il a changé mon statut, ma manière d'écrire, ma manière de penser mes projets. Il est loin le temps où je jurais la main sur le cœur que je ne ferai jamais payer un centime à mes lecteurs.
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Parfois, je me demande ce qui se passerait si je n'étais plus édité. Si mes textes étaient refusés ou bien si je renonçais à les soumettre.
Je pense à l’image finale de Casino, de Scorsese, où De Niro, vieilli, explique qu’après toutes ses aventures, il est revenu à son point de départ, et fait à nouveau la seule chose qu’il ait jamais su faire.
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Parfois, je suis nostalgique de l'époque où je publiais sans retenue ni contrôle tout ce qui me passait par la tête, où un projet en chassait un autre, plus délirant, plus hermétique, plus iconoclaste.
Parfois, je me demande ce que j'aurais écrit si Les agents n'avait retenu l'attention d'aucun éditeur.
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Je ne le saurais jamais.
Ce que je sais, c’est que j’écrirais encore, que je ne cesserais jamais d’écrire.
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Et c’est tout.