GRÉGOIRE COURTOIS

Le tour du quartier en 80 jours

[Ce texte a été publié sur ma page Facebook le 21 mars 2025.]

Un chien, il faut le promener quotidiennement. Idéalement, deux fois par jour, pour qu'il se dégourdisse les pattes, mais aussi pour qu'il renifle, qu'il explore, qu'il découvre autre chose que l'univers olfactif monotone du salon, de la chambre ou même de la cour où il passe le reste de sa journée.

*

Ça, je le savais, quand j'ai cédé à la pression familiale et accepté d'adopter Ponyo, notre très distinguée Royal Bourbon, créole et réunionnaise (oui, c'est possible), tirée d'un refuge de la SPA où elle avait atterri avec son œil humide et sa queue en tire-bouchon.

*

Je savais que j'allais devoir promener ce chien tous les jours. Je me disais que ce serait un bol d'air, un moment de décontraction après une journée de travail.
Ça l'est souvent, je dois le reconnaître. Mais souvent aussi, j'enrage de devoir ressortir dans le froid ou la pluie alors que j'ai les jambes lourdes et la seule envie de m'écrouler dans le canapé.

*

De même, j'imaginais que j'allais varier les itinéraires, arpenter des rues inconnues, tomber sur des passages secrets dans cette petite ville que je ne connaissais pas si bien. Connaît-on vraiment ces lieux qu'on habite ? Habiter n'est pas hanter. Nous ne passons pas à travers les murs, restons cloîtrés entre les nôtres, sommes surpris quand une haie, soudain, est abattue, et qu'un espace apparaît derrière, qui était là depuis toujours, mais invisible.

*

Notre quartier, vu depuis l'œil astral de Google Maps, est teinté d'étrangeté. Sa vue nous perturbe tant la carte recèle de secrets qui nous seront à jamais inaccessibles. Habite-t-on vraiment là ?

*

Dans les premiers mois qui ont suivi l'adoption de Ponyo, je me suis lassé de sillonner les paysages identiques de la zone pavillonnaire où je vis, des champs alentour, du petit bois où les collégiens viennent manger des chips et sniffer du gaz hilarant.

*

Un plus poète que moi aurait trouvé un intérêt toujours renouvelé dans la répétition de ses trajets similaires, aurait décelé d'évocatrices variations qui lui auraient inspiré de grandes pensées et de fulgurantes envolées.
Pour ma part, j'ai bien vite chaussé des oreillettes et promené par ma chienne plus que la promenant, j'ai laissé divaguer mes pensées en écoutant de la musique.

*



Je crois avoir résolu quelques problèmes narratifs qui handicapaient mes textes en cours alors même que je regardais sans la voir mon adorée petite bête marquer avec application de son urine chaque carrefour et chaque coin d'herbe.

*

Un jour que j'essayais d'éduquer Ponyo avec l'aide d'une cynologue, celle-ci avait observé ma chienne, dont l'arrière-train au ras du sol propulsait un furtif jet d'urine. Pensive, la professionnelle avait dit "On ne saura jamais ce qu'ils se racontent."

*

Elle parlait du langage de l'urine, que maîtrisent les chiens, capable de comprendre les messages olfactifs et d'en émettre.
Y-a-t-il une littérature de la pisse, que jugent de la truffe nos animaux quand on les promène, et qui critiquent ou félicitent leurs auteurs en levant la patte à leur tour ?

*

Enfin, quand il n'y eut plus de problème à résoudre ni de surprise à attendre de la cartographie rebattue du quartier, j'ai eu l'idée de mettre à profit mes promenades en écoutant des livres.

*

Comme beaucoup d'entre nous, je suis effaré par mes lacunes et le nombre de chefs d'œuvre de la littérature que je n'ai pas lus. Il m'arrive souvent d'en acheter, je m'émerveille des premières pages puis, emporté par le rythme de l'actualité, je me vois les poser sur une étagère et les oublier là parce qu'un autre roman aura attiré mon attention.

*

On ne parle jamais assez du malheur du libraire qui, en bon commerçant se doit d'utiliser son temps efficacement et préférera consacrer quelques heures à une prose médiocre qui vient de sortir plutôt qu'à un roman somptueux d'autrefois car le premier est sur ses tables et attend d'être sauvé tandis que l'autre a déjà vaincu les siècles, n'a pas besoin de nous et sait se vendre tout seul, qui plus est, trois fois moins cher que son jeune concurrent.

*

J'ai donc eu l'idée d'utiliser ce temps mort, pourrais-je dire, à écouter tous ces romans dont je connais le nom, l'auteur, souvent le thème, parfois la fin, que je vends et conseille régulièrement, que je vois étudiés par des générations d'écoliers, année après année, mais que je n'ai pas lus.

*

Maupassant, Brontë, Sand, Zola, Stevenson, Ramuz, Wharton, Conrad, Balzac… Ces dernières années, j'ai écouté entre cinq et dix classiques par an, tandis que mon chien en écrivait peut-être autant sur la végétation des bas-côtés.

*

Dans cette liste, il y a Le tour du monde en 80 jours, dont je connaissais évidemment la version animée des années 80 mais que je n'avais jamais ouvert, comme aucun autre roman de Jules Verne d'ailleurs.

*

C'est un de mes plus beaux souvenirs d'écoute et alors que nous commémorons les 120 ans de la mort de Verne, je suis heureux de ne pas m'être contenté de ce que je croyais savoir de cette œuvre, comme c'est souvent le cas avec les classiques.

*

Le tour du monde en 80 jours est un livre sur la possibilité et l'impossibilité de toute chose.

*

Il raconte le voyage autour du monde, de Londres à Londres, au pas de course, par tous les moyens de transport possibles, de Philéas Fogg, gentleman anglais cherchant à prouver à ses collègues du Reform Club qu'il est possible à présent, grâce aux moyens de transports modernes, de faire le tour de la planète en quatre-vingt jours. Pour cela, il a parié la moitié de sa fortune.

*

Le tour du monde en quatre-vingt jours est un livre sur le possible et l'impossible.
Sur ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas.
Sur ce qu'on est et qu'on n'est pas.

*

Est-il possible de boucler ce périple dans le temps imparti ? Est-il possible de survivre à la traversée des jungles, des océans et des déserts ? Est-il possible, pourquoi pas, de trouver l'amour au bout du monde ?

*

Dans ce roman, souvent, on ne vous dit pas ce qui se passe. On vous explique ce qui ne se passe pas, ou ce qui ne se passe plus. On ne vous décrit pas les choses pour ce qu'elles sont mais pour ce qu'elles ne sont pas.

*

Je déambulais entre les pavillons, mon chien en laisse, si bien que je n'ai pas noté tous ces moments du récit, mais j'en ai retrouvé quelques-uns.

*

Ça commence par Philéas Fogg, le héros, qui n'est, on l'apprend à la première page, "ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur." Sa longue description en creux vous donne la clé du livre d'emblée.

*

Puis ça continue avec les pays que traversent Fogg et Passepartout. A chaque fois, la rapidité du voyage, son urgence, interdisent le tourisme. Il faut aller vite, on est embarqué dans des moyens de transport grondant, fumant, parfois barrissant, sur rail et sur mer.
Ainsi, quand les héros quittent un lieu, l'auteur nous explique ce qu'ils ratent, ce qu'ils n'ont pas eu le temps de voir.

*

"Tout ce panorama défila en un éclair, et souvent un nuage de vapeur en cacha les détails."

*

Lors de cette aventure, nombre de péripéties font "perdre du temps" à nos protagonistes, tandis que les technologies modernes leur en font gagner. Mais à quoi bon ? Pour remporter le pari, certes, mais à part ça ?

*

La question du temps, plus précisément du temps utile, est le cœur palpitant de ce livre, que j'écoutais avec d'autant plus de passion que j'avais moi-même, tournant en rond dans la sempiternelle zone, foulant de familiers trottoirs, l'impression de perdre le mien.

*

Qu'est-ce que perdre son temps ? aurait demandé Jules Verne.

*

Et me vient cette fameuse anecdote (peut-être légendaire) qu'on attribue à Saint-Exupéry, disant à un touareg que son avion était capable de parcourir en deux jours la distance que la caravane parcourait en deux mois. Et le Maure de lui répondre : alors que fais-tu le reste du temps ?

*

Le tour du monde en 80 jours embarque, dès le début, dans ses bagages, une morale évidente : à quoi bon voyager vite ? Pour faire quoi, "le reste du temps" ?
On imagine l'effroi et la fascination de l'écrivain s'il était projeté à notre époque et découvrait des avions volants à 600 km/h, 10 kilomètres au-dessus des continents.

*

Jules Verne a voyagé. Il a navigué à la barre de son propre bateau. Il a nourri ses histoires d'observations directes. Pourtant, c'est à Amiens qu'il a écrit le tour du monde en 80 jours, profitant de la documentation de la bibliothèque, reclus à sa table, en studieux sédentaire. Ainsi, le savoir géographique et culturel qu'il dispense dans son roman, il le puise dans les livres et non dans sa propre expérience.

*

Toutes ces merveilles que Fogg et Passepartout ont ratées, Jules Verne se lamente-t-il de ne pas les avoir vues non plus ?

*

Ou bien, comme je le pense, la morale secrète de son livre serait tout autre.

*

J'ai beaucoup réfléchi en écoutant "Le tour du monde en 80 jours", au point, parfois, d'interrompre la lecture car je cogitais trop sur ce que je venais d'entendre et n'étais plus attentif à la suite.

*

Parcourir pendant des années le même chemin, pensais-je, quotidiennement, à pied, c'est-à-dire de la plus lente des manières, m'a-t-il permis de mieux appréhender mon environnement, de mieux comprendre ses habitants ?

*

"Les sauvages Papouas de l'île ne se montrèrent point." assure le narrateur au large de l'Indonésie.

*

Ceux qui peuplent mon quartier ne se sont pas montrés non plus, bien que je sois passé mille fois devant leurs portails et leurs haies.

*

Alors qui sont ceux qui voyagent vraiment ? Ceux qui apprécient les détails, qui ont accès aux vérités les plus secrètes, et pénètrent le plus profondément dans la réalité des pays et des cultures ?

*

C'est le narrateur, qui sait tout ce que Fogg rate, et c'est le lecteur, qui l'apprend en lisant le livre. Ces deux complices sont ceux qui savent, ceux qui vivent pleinement la totalité de l'aventure, qui mesurent le caractère extraordinaire de l'histoire.

*

Et le temps n'a rien à voir dans l'affaire. On peut faire le tour du monde en 40 ans et en avoir appris autant que celui qui l'aura exécuté en 24 heures.

*

J'ai vécu des moments où deux heures m'ont paru deux vies.

*

La seule vie authentique est celle qu'on vit dans les livres, nous dit Jules Verne.

*

A la fin du roman, quand Philéas Fogg pense avoir perdu son pari, il n'en éprouve pas de déception particulière car son voyage lui a permis de trouver l'amour en la personne de Mrs Aouda.

*

Ce n'est pas une fin mièvre, c'est la confirmation que le voyage n'en était pas un, et que Fogg, un personnage qui, au début, n'était ni ceci ni cela, n'est rien de plus à la fin, pas plus défini que vous et moi ne le sommes, qu'on peut être riche un jour et pauvre le lendemain, et que la seule chose qui importe, c'est la manière dont l'imaginaire nous transporte, nous jette à fond de cale et nous fait voyager.

*

Chaque fois que je fixe la longe sur le harnais de Ponyo, chaque fois que j'entends dans mes oreillettes résonner la voix de mon lecteur ou de ma lectrice du jour, c'est comme si je prenais un billet d'avion pour ailleurs. Sans quitter mon quartier, à moins de 500 mètres de chez moi, je n'en parcours pas moins la Provence du XIXe siècle, la ceinture d'astéroïdes du XXXIIIe, je visite Londres, Boston, Lima, les montagnes suisses, la Lune, j'entre dans la peau d'un Lord anglais, d'une gamine du Berry, d'un savant fou, d'un commerçant au Congo, d'un Thug indien, d'un chaman aborigène, d'un cyborg mélancolique...

*

Le temps d'une promenade, d'un minuscule voyage, je ne suis ni ceci ni cela.
Je ne suis plus qui je suis et, au pied d'un lampadaire, je renifle une autre feuille, imbibée de messages invisibles. Ses effluves me racontent la brisure qui fêle et définit d'autres que moi.

*

Enfin, je poursuis ma route, sur des trottoirs odorants, toujours nouveaux, tirant sur ma laisse, retenu par un humain avec qui je fais, encore et encore, avec lassitude et émerveillement, mon tour du monde en 80 pas, plus ou moins.