GRÉGOIRE COURTOIS

J'ai publié cette série d'articles sur le webzine fluctuat.net début 2008, alors que YouTube n'était âgé que de trois ans. J'y explorais les questions du privé et du public, de la mise en scène de soi, des thèmes qui ont depuis envahi notre espace médiatique.
C'est pourquoi il m'a paru intéressant de remettre en ligne ces billets, à présent que fluctuat n'existe plus.

Malheureusement, la plupart des vidéos que j'analyse ont aussi disparu de la plateforme, si bien qu'il ne reste plus que mes textes, et votre imagination.

L'avant-garde sans le savoir (1)

Posté le 28.01.08 à 21:28

Les sites de partage de vidéo ont tout simplement révolutionné le paysage audiovisuel.
Ca, on le sait. Mais pourquoi au fond ?
Tout simplement parce qu'en deux clics, ce qui autrefois relevait de la sphère privée, est devenu public.
Avant YouTube, pour avoir le courage de présenter une vidéo à un public, il fallait que celle-ci soit travaillée. Et si elle ne l'était pas, l'auteur avait plutôt intérêt à s'en expliquer longuement.
Mais depuis que les outils de partages en ligne sont devenus si populaires, la manière même de juger des vidéos en a été bouleversée.
Aujourd'hui, on met en ligne n'importe quoi, non pas parce que la vidéo pourrait avoir un intérêt pour ses contemporains, mais d'abord parce qu'elle en a un pour nous-mêmes, souvent même à titre privé.
La question qui se pose alors est simple : est-ce que ce qui relève de l'anecdotique privé peut malgré tout nous émouvoir, nous enrichir, nous qui n'avons aucun rapport avec cette sphère privée dont il est question ?
Cette petite série de billets se propose de présenter quelques vidéos qui relèvent de cette constatation et d'essayer de démontrer qu'il y a de l'avant-garde partout, en particulier chez celui qui ne s'en doute pas une seconde.

1- Polochons dans le noir

[cette vidéo a disparu de Youtube]

C'est presque de la musique.
Dans la quasi-obscurité d'un dortoir anonyme, une bataille rangée éclate.
Quand Jean Vigo filmait sa bataille de polochons avec force ralentis, transformant le carcan du dortoir en jardin merveilleux sur lequel pleuvaient des gouttes de plumes, comme l'accomplissement onirique d'un projet libertaire miniature, ce film va encore plus loin, et laisse au spectateur le soin de filmer.
Il ne se passe rien ou presque à l'image. Des jambes nues et fines qui s'agitent en contre-jour devant une lampe de chevet invisible, des formes furtives qui font trembler la compression vidéo, et c'est tout.
Reste le son, et les piaillements ininterrompus des gamines qui se déchaînent les unes contre les autres, qui s'insultent parfois, mais toujours en riant, sans qu'on sache vraiment si le ballet improvisé l'a été pour la caméra, un hypothétique spectateur public, ou pour elles-mêmes.
Pourtant la vidéo est en ligne, pour une raison parfaitement obscure, et c'est dans ces deux obscurités que chacun retrouve sa propre enfance, ses propres souvenirs de batailles épiques, debout sur le lit, à taper de toute ses forces en espérant de grandir moins vite.

L'avant-garde sans le savoir (2)

Posté le 30.01.08 à 08:15

La brièveté est soeur du talent, disait Tchekhov.
Et depuis cette époque, nombreux furent les créateurs à se pencher sur l'aspect formel de leur création, sur la notion de "temps tolérable par le spectateur".
En musique, celui qui aura le plus exploré cette limite fut sans contest John Cage avec son interminable organ2/ASLSP, qu'aucun spectateur humain ne peut entendre en entier, puisque le morceau dure 638 ans.
Dans le domaine cinématographique, cette problématique est aussi récurrente, et les apôtres de la longueur ont pour nom Jacques Rivette, Peter Watkins et bien sûr Andy Warhol.
Pourtant, à l'extrémité opposée de ces expériences, c'est à dire dans les formes courtes, bien peu de tentatives existent. Certes, on trouve quelques haïkus vidéo, et le court métrage, ainsi que la publicité, ont été amenés à explorer cette brièveté, mais jamais dans les proportions que les sites de partage de vidéos, et surtout les mémoires limitées des téléphones portables équipés de caméra, ont engendré.
Quand on présente publiquement une vidéo de quelques secondes, c'est que chaque image a son importance, et bien souvent, l'absence d'explication encourage le spectateur à se poser cette éternelle question qui nous occupe : pourquoi montrer ça ?

2 - L'intérieur et l'extérieur

[cette vidéo a disparu de Youtube]

Si l'obscurité motive notre sens de l'interprétation et stimule notre imagination, il en va de même de la brièveté.
Sobrement intitulée "AK 47 SHOT THROUGH WINDOW", cette vidéo est un pur mystère.
Aucune indication de date ou de lieu. Juste le balayage rapide d'une façade familière, aux fenêtres et aux rideaux familiers.
On reconnaît ce crépis. Ce pourrait être le nôtre, ou celui de la maison-bunker d'un Lost Highway filmé avec le grain épais d'un Inland Empire.
Difficilement identifiables, quatre ou cinq impacts de balles, qui brisent la rigueur des montants noirs de la fenêtre, et font soudain entrer dans notre imaginaire celui d'une violence hollywoodienne qu'on croyait fictionnelle.
En quelques secondes, balbutiantes et tremblées, l'image de la mort s'est invitée sur notre péron, sur votre péron, laissant ouvertes toutes les possibilités de menace, de celles qui surgissent quand notre quotidien est attaqué. Car s'il y a impact, il y a balles. Et où sont-elles passées ces balles ?
Elles sont à l'intérieur : chez vous.

[Note : Cette vidéo fait en fait partie d'un triptyque, dont les deux autres parties, tout aussi inquiétantes, lèvent malgré tout le mystère. Regardez-les à vos risques et périls.]

L'avant-garde sans le savoir (3)

Posté le 02.02.08

On pourrait chercher bien loin les mécanismes qui nous font nous exprimer dans le seul but de nous exprimer.
Dire quelque chose, souvent, c'est exister, et ce depuis bien avant l'invention des blogs.
Les auteurs classiques, passionnés par les méandres de l'oisiveté bourgeoise et bavarde, ont suffisament démontré ce phénomène, soit pour en critiquer la vacuité, soit pour s'en faire les défenseurs, eux-même incertains quant à l'intérêt de leur propre parole.
Et au-delà du bavardage communautaire traditionnel, ce que Blogger et YouTube ont apporté, c'est l'idée d'un vide mondial à remplir. Et la soif d'exister ne s'est plus contentée de notre entourage proche. Pour appartenir au monde, il a fallu parler au monde, ou du moins jeter le plus loin possible sur le réseau notre désespérante absence de parole.

3- Put on the red light



Elle s'appelle Roxanne, mais on peut l'appeler Roxy.
Il y a un an - elle avait alors 17 ans - elle se décidait à poster cette vidéo, concentré abyssal de néant, dont les mots inutiles se fondaient dans le repli de notre cerveau réservé aux archétypes.
Elle avait un petit ami (Tim). Elle aimait sa maman, et son frère. Elle avait deux chiens et deux chats. Elle avait une meilleure amie, autrefois, mais elle ne préférait pas en parler. "Voilà, je sais pas. C'est moi." C'est ce qu'elle répétait inlassablement, comme si le fait d'être là, une image devant une caméra, suffisait amplement à la définir sans avoir rien de plus à ajouter.
Alors à défaut de parler, elle se montrait. Assise d'abord, elle finissait par nous présenter ses fesses, et ne trouvait rien de mieux à dire, mais elle nous promettait que si quelque chose lui venait, elle ferait une autre vidéo.
Roxy était à la limite. Et elle n'attendait rien. Ou quelques commentaires pour la rassurer sur le fait qu'elle était mignonne.

Et ils sont venus ces commentaires, la plupart pour demander qu'elle montre un peu plus ses fesses, et un autre pour demander des précisions sur sa situation familiale.
"Tu dis que tu vis avec ta mère et ton frère, demandait Skogsgroen il y a un an, mais où est ton père ?"
Alors Roxanne a répondu, avec d'autres vidéos. Mais pour éviter d'avoir à parler de son père, elle a préféré montrer à nouveau ses fesses, et le reste.



Aujourd'hui, Roxanne a 18 ans, et elle se trémousse devant sa caméra.
Elle nous avertit que ses vidéos la font peut-être un peu passer pour une salope, mais que si ça nous plait pas, on n'a qu'à aller voir ailleurs.
Et au fond, c'est ce qu'elle même aimerait bien faire.
Parce que Roxanne ne sait pas danser, tout au plus bouger ses fesses à peine en rythme, tout comme ses lèvres désynchronisées avec les paroles des chansons qu'elle passe, et dont il ne sort aucun son.
Elle fait mine de danser, comme elle fait mine de vivre, mais l'ennui profond est tenace, et se lit sur son corps et sur son visage quand elle est fatiguée de bouger son arrière-train.
Pourtant pour exister, il faut continuer. Et répondre à la demande des visiteurs anonymes qui lui demandent de "continuer à poster".
Parce que j'ai oublié de vous dire : maintenant, Roxanne répond aux requêtes spécifiques. Elle ne se déshabillera pas, mais elle fera ce que vous voudrez.
Sauf parler de son père, bien sûr...

L'avant-garde sans le savoir (4)

Posté le 07.02.08 à 17:24

Attention, chef d'oeuvre.
On aurait pu faire plusieurs épisodes de cette série avec les seules vidéo de cet(te) américain(e) de 17 ans, dont on ne connaîtra jamais rien de plus que le pseudo : terriibaby.
Impossible de savoir si leur conception relève du génie ou du hasard, ni ce qui a motivé les choix esthétiques (sonore ou muet, mouvements, durée, cut, etc.).
Mais puisqu'il faut choisir un film en particulier, prenons la vidéo qui m'apparaît la plus touchante. Même le titre, "njl", est un mystère incompréhensible pour nous, alors que de toute évidence, il possède un sens bien précis pour son auteur.

4- NJL

[cette vidéo a disparu de Youtube]

Nous sommes dans un lieu indéfini, baigné de noir, celui de la nuit, ou d'un espace clos.
C'est un lieu muet, qui pourrait être un lieu mort s'il n'y avait deux personnages aux sourires béats, dont les silhouettes allongées se détachent de la noirceur du fond.
Et immédiatement, on comprend ce qui ne va pas, et devant quel renversement on se trouve.
Ca nous prend quelques secondes, moins pour certains, mais pendant ces quelques secondes, le portrait de face de deux personnages s'est changé en projet abstrait de couleurs mouvantes dans les ténèbres.
C'est pendant ces quelques secondes qu'on ressent ce qu'a ressenti Kandinsky dans son atelier, tombant sur une toile superbe, ne représentant rien, et qu'il ne se souvenait pas avoir peinte, juste avant de découvrir qu'il s'agissait bien d'une de ses toiles, mais posée à l'envers.

On ne peut pas poser un téléphone debout.
Alors pour se filmer sans complice, il faut le coucher sur le flanc, et c'est ce simple geste anodin qui allonge tout l'univers, nos perspectives, et nous mêmes.
Pour que pencher la tête en arrière devienne un geste vertigineux, à la manière des équilibres imaginaires de Laurent Dejente, dans un cadre parfait, bien que choisi par le hasard.

C'est la magie aléatoire de cette vidéo, sa perfection anonyme et confidentielle.
Car au moment d'écrire ce post, le film a été vu 10 fois, dont plus de 4 fois par moi. Autant dire jamais, et à peine par son auteur.
Et on repense à l'énigme métaphysique de l'arbre qui tombe dans la forêt. Fait-il du bruit, s'il n'y a personne pour l'entendre ?
YouTube est cette forêt immense au milieu de laquelle des milliers d'arbres ne cessent de tomber. Et même si personne ne les entend, la présomption du boucan infernal ou des mélodies merveilleuses qu'ils produisent résonne tous les jours en nous, nous oppresse et nous rassure.
Puisque malgré leur absence de génie, ou notre surdité chronique, nous savons malgré tout que quelque part se cache cet arbre idéal, utile et parfait, dont la chute bruyante nous emplira de la seule satisfaction d'avoir pu l'entendre.

L'avant-garde sans le savoir (5)

Posté le 13.02.08 à 09:42

Dans les genres cinématographiques, ce qui distingue le fantastique de l'épouvante ne tient pas à grand chose.
Souvent, c'est une question d'effet, et de rythme.
Dans un film fantastique, l'auteur pourra parvenir à provoquer une inquiétude pesante sans avoir à user des artifices explicites propres à l'épouvante (sang, monstre, tueur).
Ainsi, quand un film d'épouvante vous montrera en gros plan la bête qui se cache dans le placard, le film fantastique préférera vous la faire entendre, voire même suggérer qu'elle n'existe peut-être pas.
Cette inquiétude domestique, c'est le "unheimlich" freudien, capable par son absence de provoquer les peurs les plus sourdes.
Et l'effet cinématographique qui permet à un auteur de créer chez le spectateur une profonde inquiétude face à un objet qui aurait pu être anodin, c'est le timing.
Ainsi, un montage qui insiste à outrance sur un objet ou un lieu spécifique sans intérêt direct fera se demander au spectateur pourquoi on lui présente cet objet ou ce lieu, libérant ainsi son imagination, et généralement ses peurs.

5- Sinistre célébration



D'abord il y a un générique qui donne le ton : ce sera mignon et joyeux.
Puis l'image apparaît, qui provoque un rire refoulé, de moquerie bien sûr.
Augie a 6 mois, et c'est son grand jour, comme nous l'apprend la banderole multicolore au deuxième plan.
Augie a 6 mois, et on chante pour lui, hors-champ, chorale atonale d'une petite assemblée cachée, et qu'on ne verra jamais à l'image, puissance organisatrice de l'événement, et du film qui l'immortalise.
Augie a 6 mois, mais quelque chose ne va pas, car Augie ne sourit pas, et ne se réjouit pas, non plus. Pourtant, c'est son demi-anniversaire ou quoi ?
On pourrait penser qu'Augie ne sourit pas parce qu'Augie est un chien, mais est-ce vraiment possible ?
Il est coiffé d'un chapeau pointu, assis en bout de table comme le héros du jour, et les décorations et la cérémonie ont été conçues pour lui.
Est-ce qu'on ferait ça pour un chien ? Non, bien sûr que non. Alors Augie est peut-être un enfant. Un peu gros et poilu pour 6 mois, mais un enfant peut-être, et en tout cas un membre de la famille à part entière.

Et la vidéo continue. Et on offre son cadeau à Augie.
Mais Augie continue de s'en foutre, et de regarder ses ravisseurs, hors champ, avec ce regard d'incompréhension et d'incrédulité.
Ce regard, on le reconnait comme un regard humain et non canin, justement à cause du décorum conçu autour de lui, et de la présence même de cette vidéo en ligne, offerte au regard public sans que personne sache vraiment pourquoi.

En effet, en plus de la peluche informe dont il se saisit sans conviction, on a offert à Augie les signes distinctifs de l'humain : le déguisement et la cérémonie.
Et plus le film dure, plus on insiste sur cette humanité offerte, et plus notre regard refuse de l'accepter pour nous plonger dans une inquiétude, à la fois burlesque et sinistre, où on se prend à donner au visage fermé et impassible d'un chien les codes d'expression d'un homme, pour finalement chercher, au fond de notre inconscient, ce moment où on a déjà vu ce regard, et cette mise en scène forcée et publique.

On ne le comprend pas tout de suite, mais ce sentiment de malaise qu'on ressent devant cette vidéo nous renvoie simplement à d'autres vidéos, beaucoup moins burlesques celles-ci, mais conçues de la même manière. Même cadre, même banderole en arrière-plan, même anonymat des organisateurs, même regard malheureux de la victime contrainte.
Et si malgré nos efforts, on ne trouve aucune joie dans l'oeil humide d'Augie, c'est parce que c'est un chien, oui, mais plus que tout, dans notre imaginaire télévisuel, il est devenu un otage.

L'avant-garde sans le savoir (6)

Posté le 18.02.08 à 09:52

Le gros plan est une pratique artistique qui a mis un temps considérable à apparaître.
Et ceci n'a rien d'étonnant, puisque si aujourd'hui, tout le monde ou presque est familier des images, et des caméras, la représentation, avant le 20e siècle, n'avait rien d'un divertissement.
On cherchait à représenter avec en tête l'idée d'éternité, de conservation de la plus belle image, ou de la plus juste, d'un individu, tout en envisageant sa mort dans un futur plus ou moins proche.
Se livrer à la pratique du gros plan, c'est à dire à la négation du corps (et donc de l'habit) pour se concentrer sur tous les détails du visage, était donc un geste tout à fait marginal dont on ne retrouve que peu de traces dans la peinture ou la photographie pré-20e siècle.
Aujourd'hui encore, le gros plan reste très peu utilisé, autrement qu'à des fins humoristiques, et il est excessivement rare, dans la sphère amateure, de trouver des équivalents aux sublimes portraits silencieux d'un Larry Clark ou d'un Gus Van Sant.

6- I love you Logan

[cette vidéo a disparu de Youtube]

C'est d'abord un montage cut saisissant, qui nous transporte des voies ocres de la piste de course où résonne le chant de Freddie Mercury, jusqu'à l'intérieur flou d'une salle de classe.
Peut-être que la transpiration s'est déposée sur l'objectif, et que la mise au point peine à trouver un contour net. De fait, même la caméra est essoufflée par la course et ne peut proposer qu'une esquisse du monde, à défaut d'un monde accompli.
Et c'est seulement après cette introduction colorée et abstraite qu'on découvre Logan, jeune homme blond tout droit sorti d'un Elephant ou d'un Bully.
La jeune fille qui filme le sait, saisie elle-aussi par la puissance du gamin, amoureuse au dernier degré, et contrainte, devant cette image, d'en faire un objet artistique.
Alors les couleurs s'évanouissent, renvoyées car inutiles, probablement aussi pour tenter de se rapprocher des images de mode qu'on voit dans les magazines.
Et le gamin devient une oeuvre d'art, une superstar warholienne, nonchalante et blasée, consciente de sa beauté et l'une des rares créatures à pouvoir supporter la violence d'un gros plan sans broncher.
Quelques regards, quelques gestes de mépris amusé, Logan est un bloc impassible que rien ne peut faire plier, en représentation permanente donc pas le moins du monde perturbé par l'enregistrement de cette représentation.
Et lorsque finalement, l'objectif se détourne de lui, le monde reprend ses couleurs, et tout redevient flou, laid et répugnant, comme si ces quelques secondes de Logan n'étaient pas de notre monde, mais d'un autre, à part, celui des images, des icones, et dont la bande-son, unique et obsessionnelle, pourrait se résumer à ce qu'on entend à ce moment-là : une litanie soumise et ininterrompue de "I love you" transis.

L'avant-garde sans le savoir (7)

Posté le 01.03.08 à 11:37

Dans Le Chateau de Kafka, il y a ce personnage qui indéfiniment raconte la même histoire.
Ce procédé, qui transforme la parole sensée (un simple récit historique) en folie obsessionnelle, on le retrouvera souvent, traité avec un peu moins de brio, dans des films ou des livres cherchant à exposer la folie en rapprochant le fou de l'automate.
Pourtant, quand il est traité de manière artistique, ce procédé de répétition obsessionnelle souffre souvent d'un défaut majeur : la perfection de la répétition.
L'obsession, en termes psychiatriques, a en effet une particularité, celle de surgir dans des contextes différents, et de se matérialiser avec d'infimes variations. Il n'y a presque jamais, pour un individu souffrant de névrose obsessionnelle, de répétition à l'identique et chaque nouvelle crise intègre à la fois le contexte particulier où elle se manifeste, ainsi que souvent le souvenir des crises passées, en une évolution tragique puisqu'elle impose à la victime la conscience même de son propre asservissement.

7- Nylon sous le bureau



On est à première vue face à l'une de ses nombreuses vidéos purement exhibitionniste où un modèle sans visage s'expose pour le bonheur d'internautes voyeurs.
Des jambes serrées dans un collant opaque, des chaussures à talons dans lesquels un pied gigote comme pour dire bonjour à la caméra, et en arrière-plan, les câbles emmêlés d'une prise multiple qui nous racontent que nous ne sommes pas dans un espace privé, mais bien au bureau. Sous le bureau, pour être précis.
Un brin de fétichisme lynchien fait s'attarder l'objectif sur le détail démesuré d'une chaussure, et soudain, alors que le voyeur s'attend à une reproduction des codes de l'érotisme héritée de la scène des jambes du Emmanuelle original de 1974 ("Lui n'aura que tes jambes. Un seul homme ne t'aura pas toute entière."), la vidéo bascule dans un gros plan extrême et pénètre littéralement la texture du collant.

L'érotisme a disparu, poussé dehors par l'abstraction, et quand la mise au point réussit à capter les mailles du nylon, la perspective s'inverse pour changer le petit en grand, le détail en paysage.
A ce moment, la fascination fétichiste du collant l'a emporté sur celle des jambes, jusqu'à l'absurdité d'une caméra posée à même la matière synthétique.

D'une vidéo supposée érotique, on est passé à une manifestation obsessionnelle, et les autres films du bien nommé Strumpfhosenlover (littéralement : l'amoureux des collants) en sont la confirmation.
Le même modèle, sans visage, répète les mêmes mouvements, dans le seul but de montrer ses collants, et rien que ses collants, en une effrayante galerie de contre-plongées presque identiques, où les variations (de couleur, de texture) ne peuvent plus être comprises que par une autre victime de la même obsession.



De retour dans le Chateau de Kafka, où on est contraint d'entendre encore et encore la même histoire, l'aspect sensé du récit s'érode, les codes classiques de la représentation s'évanouissent, et ne reste plus que la folie, au coeur même du monde du travail, où la passion incompréhensible pour un bout de tissu synthétique l'emporte sur tout le reste : le bureau, le parquet lisse, et bien entendu, la femme elle-même.

L'avant-garde sans le savoir (8)

Posté le 29.03.08 à 09:15


Panorama du Grand Canal vu d'un bateau - 1896

Tout le monde ne le sait pas, mais le premier travelling de l'histoire du cinéma a été réalisé, presque involontairement, par Alexandre Promio, opérateur des frères Lumière, à Venise en 1896.
En recherche permanente de nouvelles prises de vues pour le tout récent cinématographe, Promio a l'idée, pour filmer le Grand Canal, de poser la lourde machine sur une gondole en mouvement. On peut difficilement imaginer la sensation qu'ont dû ressentir les premiers spectateurs de cette révolution graphique, se prenant de plein fouet la prémonition de Jean-Luc Godard selon laquelle "un travelling est une affaire de morale".
Une chose est sûre : au moment de l'enregistrement de ce Panorama du Grand Canal vu d'un bateau, Promio ne pouvait que se douter qu'il était en train de réaliser un effet qui allait faire date, et placer son film un cran au-dessus des mornes plans fixes de rigueur chez les autres opérateurs.

8 - La colline a des oreilles



Geowink fait du vélo. De la randonnée plus exactement.
Et son activité l'emmène dans les paysages buccoliques de la Virginie de l'Ouest, où quasiment pas une voiture ne vient troubler le doux ronronnement de l'herbe qui pousse.

C'est du moins ce qu'il croit, en enregistrant sa série "WV Downhill", équipé visiblement d'une caméra très maniable, téléphone ou appareil miniature.
Car si ses oreilles à lui sifflent légèrement du fait de l'air qu'il transperce à pleine vitesse, le micro de son appareil est pour sa part impuissant à retranscrire le vent violent qui s'y engouffre.
Et en fait de calme travelling à vélo au milieu de la campagne, la saturation transforme le film en plongée apocalyptique, où tout gronde, et tout explose.
La nature environnante, la route qui défile, les ombres des arbres immobiles, tout se change en infernal tableau grouillant et assourdissant, où les vibrations du vélo impriment au film un effet d'accélération et de déconnection du réel que n'auraient pas renié un Stan Brackage ou un Jonas Mekas.

A l'entrée du sous-bois, le spectateur n'est déjà plus sur un vélo, et le visage du cycliste qui l'accueillait au début du film s'est perdu, sur une autre route, à un autre moment, pour que le seule demeure la bouche béante du cadre, qui absorbe à grande vitesse des kilomètres de bitume, qui mange littéralement l'espace tout autour sans aucun ménagement, sans faire le moindre détail, et dont la bruyante digestion emplit tout le spectre sonore.

Tout comme Promio en 1896, l'anonyme Geowink apporte une illustration frappante à la moralité du travelling défendue par Godard.
En faisant involontairement de son film un objet saturé et surréaliste, il démontre, en contre-point d'un muet Grand Canal vénitien, que ça n'est pas parce qu'on filme tout qu'on voit tout.