NE FAITES PAS ATTENTION
paroles pour chansons

1- Entre semelle et boue
2- Demain notre enfance (1)
3- Supplique du héros
4- Personnel et collectivité
5- Eloge du béton
6- Demain notre enfance (2)
7- Les temps libres
8- Ne faites pas attention
9- Demain notre enfance (3)
10- Outrage du progrès
11- Demain notre enfance (4)
12- Déplacement d'affaires
13- Demain notre enfance (5)
14- Comptine pour adultes
15- Demain notre enfance (6)
16- Nous


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1.
Entre semelle et boue


Pour atteindre le complexe,
il fallait longer la voie ferrée
dont la tranchée convexe
perçait les chantiers,
kilomètres finis
de loges inachevées
bâties pour abriter
d’autres las ouvriers
dont les mains se briseront
sur des jours de martyr
et la promesse fanée
de ne jamais en sortir.

*

Pour atteindre le complexe,
il fallait traverser
l’étendue anonyme
d’un piteux terrain vague.
Les herbes avaient compris
qu’ici se faire fouler
rendait moins longs les jours,
qu’un pied sur elles avait
valeur de sentiment,
qu’entre semelle et boue
préférer le moment
où l’on oublie, étreint,
qu’un pas traînerait autant
s’il n’y avait rien.

2.
Demain notre enfance (1)


Dépourvus d'espoir, nous nous surprenons à transformer nos passés en avenirs,
et à chercher dans demain les grandes heures finies de nos petites vies.

Il n'est pas rare de nous voir fermer les yeux,
prostrés dans nos bureaux, ou le soir sur nos divans,
et par la force de nos pensées, rajeunir dans nos têtes,
feuilleter les pages jaunies d'un album-photo que nous seuls pouvons voir
et qui raconte une histoire
réécrite par nos mains.

Dans ces moments-là soudain, nous avons 14 ans.
Ou bien 8 ou bien 12, peu importe dès l'instant
où nous ne sommes pas ici
et maintenant.

Nous sommes jeunes et souriants.
Nous sommes simples et nous sommes laids.
Nous ne sommes pas achevés.
Des mystères encore pour nous-mêmes,
nous croyant en partance pour un long et terrible voyage
sans comprendre que déjà nous l'avons achevé.

Immobiles et cernés de crainte,
nous trouvons dans demain le courage de jamais
en ces temps perdus où demain existait.
Et jamais se conjugue dans notre dos, sous notre nez,
et tisse autour de nous
la toile et les fils où nous finirons, contraints,
où nous finirons, transis, et amorphes, et minables,
à gesticuler.

Mais l'inconscience est douce
sous nos yeux fermés.
Et pensant à qui nous avons été
nous oublions un temps ce que nous devenons.

Nous avons 14 ans, ou bien 8 ou bien 12,
et nos langues sont des signes que déjà le pouvoir a quitté,
quand le sens de notre humour ne parvient pas toujours
à nous faire oublier que nous ne faisons pas
ce qui doit être fait.

Nous avons l'impression.
Ressentir, nous savons.
Ressentir et gueuler que nous ressentons.
C'est cette voix qui s'élève derrière nos yeux fermés,
mais rien n'est plus triste que ce cri grésillant
et les sensations vides dont il croit témoigner
quand il vient de si loin
et que chaque matin
nous voyons dans la glace
sous la lame à raser
la piteuse conclusion
de ces préludes brouillons.

Au creux de nos canapés,
sur une route grise comme un cerveau,
immobiles sur un bureau,
une souris morte dans notre main,
nous revenons un soir soudain
au moment où tout était possible
mais où, castré par le temps
avant d'en pouvoir jouir,
nous avons cru bon d'attendre
comme il était noté,
à l'arrière des bouteilles
et des filles de garde.

Nous voyons nos enfances,
et la force du souvenir.
Nous voyons ce que nous
aurions pu devenir,
et blottis dans les possibles
nous oublions un temps
les jours qui s'accumulent
sur nos corps impuissants.

3.
Supplique du héros


Les révoltes de jadis
dont l’échec est plus sûr
à chaque mois qu’on tolère
achèvent d’ensevelir
les lendemains rêvés
par faiblesse ou désir.

J'éviterai de me plaindre
jusqu'au dernier soupir.
Je refuse que tout change
par peur de trouver pire,
pétrifié dans la fange,
je préfère y mourir.

Ne me sauvez pas. (x36)

4.
Personnel & collectivité


Autour de la table
les visages familiers
agonisent de sourire
derrière vitres ternies
aux carreaux cassés
mais le ménage est bien fait.
On troque maigres destins
contre sèches destinées.
On écoute à demi
ce qu’on nous dit à moitié.
Sur les chemises je devine
les traces de café
que les lessives bon marché
ont renoncé à occire.
Certains croient bon de dire
ce qu’ils ne pensent pas plus
que ceux pour qui mentir
a fini d’être un luxe
et dont les froides paroles
jetées sous la potence
ne réchauffent que les morts
qui n’ont pas eu cette chance.
Nos esprits sont ici,
nos âmes et nos salaires,
toutes les bribes de nous
réunies pour une fois
toutes ensemble à genoux
mais dépourvues de foi.

5.
Eloge du béton


Les craquelures sous nos pieds
dessinent des cartes du monde.
Celui qu’on a trop rêvé,
celui dont parle les radios,
strié de peuples identiques
que d’autres vents font sécher
sur les goudrons similaires
de villes aux noms exotiques.
Je vais souvent les jours vides
dans les rues sentir l’air chaud,
la poussière et le bitume,
y contempler les couleurs,
ternes par modestie,
respectueuses des vivants,
pour que la seule clarté
soit celle de nos corps blanchis.
Mes mains se posent sur le sol.
Je sens gronder la ville tiède,
murmurer les véhicules,
les entrailles moites du quartier,
les chants des gosses oubliés,
le bruit des vitres brisées,
les chiens qui gueulent à la lune.
Et dans les cages d’escalier,
dans les parkings désertiques,
les abribus salutaires,
là où se forgent nos suppliques,
je sens que bougent les pavés,
que sous la frêle caresse,
de nos désirs fauchés
une pyramide se dresse,
et neuf merveilles à côté.

6.
Demain notre enfance (2)


C'est un soir soudain, oeil fermé, bouche close,
que nous marchons encore sur des voies oubliées,
et nous nous effaçons, l'espace d'une seconde,
afin que qui nous sommes devienne qui nous étions.

Derrière nous, dans la brume et la noirceur de l'Est,
des cratères impassibles, comme occasions manquées,
nous apprennent que la foudre ne nous a pas frappés
pour plonger autrefois sur d'autres qui, rampant
aujourd'hui à tâtons,
feignent dans le silence d'avoir choisi leur voie.

La fête est bien finie
et les braises de la cendre,
et les cris des feulements,
les pensées des visions,
parcellaires, inutiles,
comme le ciel rougeoyant
et les aubes à venir.

7.
Les temps libres


Au millième de seconde près
nous mesurons
le temps qu’il nous reste
à vivre ensemble.
Condamnés à rien faire
pour des temps définis,
nous voyons nos logis
se changer en cimetières.
De terreur nous tremblons
devant les week-end,
les retraites, les congés,
comme autant d’îles désertes
où l’ennui prend le pas
sur quelconque nouveauté.
Si du temps libre ne vient
que ce stérile repos
il équivaut à rien
et c’est ce que nous valons.
Désoeuvré nous sommes vides
et oisifs nous hurlons
d’une voix qui s’écrase
sur ces jours trop longs.
Sans horloge nous brûlons,
sans horaire à tenir,
pointeuse et carillon,
nous errons au soleil
sur des plages formatées
qui embrassent nos angoisses
ou restons là prostrés
sur des pelouses mourantes
dans des jardins carrés
qui ne le sont pas assez.

*

Au milieu de ces mondes
dont nous ne voudrons jamais,
les fils de nos conjoints
rampent sourds et muets
salissant les maisons
qu’on se plait à ranger.
Des inconnus qui poussent
dans la rouille de nos cœurs
et de sèches années
suivent des jours meilleurs
qu’on gâche à perdre haleine,
sous leurs yeux méprisants.
Leurs enfances blessées
par les frappes aériennes,
les snipers embusqués,
les obus de tendresse,
les missiles de bonté,
la poisseuse caresse
de nos sourires piégés
les bercent de regrets
les étouffent d’amertume
pour qu’une fois venue
l’heure de notre mort
ils songent à se battre
oubliant au passage
que nous avions tous tort.

8.
Ne faites pas attention


Prenez place à la table,
le directeur va arriver.
Il finit de régler
d’importantes affaires
et sera à vous
dans quelques instants.

*

Ne faites pas attention
aux courants d’air,
les maçons s’affairent
à colmater les trous.

*

Ne faites pas attention
aux trous dans le toit.
Quand le temps est clément,
c’est ravissant.

*

Ne faites pas attention
à la moquette tachée.
La lessiveuse passera
dans la journée.

*

Ne faites pas attention
à la poussière, aux fourmis,
au papier décollé,
aux cafards comme des chats
et aux chats comme des ombres,
au boucan du dehors
et à celui du dedans
qui résonne dans nos crânes,
aux ascenseurs en panne,
aux bleus sur mes jambes,
au maquillage qui coule
sur mes joues enflées
par le sel de mes larmes,
aux cris que je pousse
en chargeant mon arme,
à l’aide que j'implore
les lèvres bien scellées,
aux gifles que je colle,
à celles que je me prends,
à mes allures de folle,
aux ordres déments
auxquels j'obéis
toujours en souriant,
à mes gestes, à ma vie,
au jour où j'ai brûlé
ma lettre de démission,
à ma soif de passion
ne faites pas attention.

9.
Demain notre enfance (3)


Nous avions 14 ans ou bien 12 ou bien 8.
Plus nos poils poussaient, moins hirsutes nous étions,
coiffés par les vents, immobiles, invisibles,
produits indivisibles de nos imaginations,
coiffés par l'air frais et le temps d'y penser,
vêtus de lâcheté, chaussés de conscience
de rien ni de personne,
propulsés un par un à vitesse luminique
sur le manège huilé dont les commandes factices
nous laissaient espérer des tragédies voulues,
des destins décidés,
des passions contrôlables,
des victoires méritées.

10.
Outrage du progrès


Les journaux nous promettent
un avenir automatique,
blanc et désinfecté.
Un monde qui pourra tourner sans nous,
où il faudra s’occuper autrement
qu’en comptabilisant nos dépressions
nos RTT et nos T.S.
Nous n’aurons rien d’autre à faire
que contempler la blancheur
des rues parallèles qui brilleront
plus que nous.
Nous irons les dimanches
s’il reste des dimanches
sur la colline tondue
promener notre joie
et n’aurons rien de spécial
à dire de nos voisins
s’il reste des voisins
et des spécialités.
Nous aurons des enfants
trop heureux pour penser
et la musique jadis
qui nous rendait moins lourds
ne sera qu’un souvenir
fondu dans les passés,
cette histoire dont on aura
plus aucune raison
de se rappeler.
Et les jours passeront
comme autrefois les camions
sans qu’on devine quelles roues
nous pulvériseront.

11.
Demain notre enfance (4)


Derrière nos yeux fermés,
ce soir soudain,
ce qui était hier s'est changé en demain,
et tout ce que nous aimions
ne fut plus vraiment mort,
pas plus qu'encore né.

Un vol de passions démentes
qui faisaient encore en nous
combattre le souvenir et la fable,
afin de résister au poids d'être coupable,
à la honte d'avoir été trompé,
par nous-mêmes et la circonstance.
Un vol de dénégations plus menteuses que myopes et refusant de voir.
Un vol de charognards sanitaires
dévorant les carcasses de prétentions
pour que nous puissions marcher sur la terre nue du possible
plutôt que d'enjamber constamment
le nouveau cadavre d'une ancienne aspiration.
Car les rêves sont morts
et pourrissent sous le sable
et savoir que maintenant est synonyme d'après
rendrait fou et haineux et tuerait notre race.

12.
Déplacement d'affaires


Je suis dans le sas
entre ici et ailleurs,
entre moi et personne
je ne compte pas les heures
qui m'arrachent aux écrans
à la touchante ferveur
que j'affiche au devant
quand derrière je meure.

*

Un trajet nécessaire
en déplacement d'affaires
qui ne reste pas longtemps
sans trouver volontaire,
bons acteurs qui comme moi
jouent le grand sacrifice
pour cacher qu'intimement
ils espèrent l'accident.

13.
Demain notre enfance (5)


Il faut se sentir bien, et apaisé, et calme, et presque heureux,
parcellairement heureux du moins pour être comme ça
projeté dans le passé, oeil fermé bouche close,
et dans tous ceux qu'on n'a pas eu,
par contamination.

Il faut un instant exact, un lieu précis et le temps,
l'agenda pétrifié, l'uniformité d'un trajet régulier
entre tout à l'heure et plus tard,
sans aspérité sur une ligne droite et morne,
pour comme ça recomposer en rêve, en fable et en pure imagination
ce qu'on croit désormais qu'il s'est vraiment passé.

Il faut être heureux, je peux dire, bien heureux
pour comme ça n'avoir pas mieux à souffrir que la détresse d'être aujourd'hui et pas hier,
d'être ici et pas là-bas, d'être en route et pas hagard
dans le fond froid d'un aéroport à fixer un panneau lumineux
qui indique des noms fantastiques
dont on ne sait lequel sera celui qu'on appellera chez moi.

Il faut être heureux, bien plus, ravi,
il faut être ravi d'un ravissement tellement doux
qu'il aveugle et efface tout de nous,
fait tomber les murs mous d'aujourd'hui
pour laisser apparaître des cimes au loin qu'on pensait perdues.

Et le regret n'est pas le vrai malheur,
car le malheur empêche tout souvenir,
et toute évocation, et toute projection,
et celui qui est cerné par le malheur
ne voit que lui et maintenant,
sûrement pas hier ni demain,
ni une autre qu'il a aimée et qui est morte,
juste lui-même qui lutte
contre tout de suite et ce qu'il est
au coeur de ce tout de suite, et penser
soudain à ce qu'il était déjà
le rend moins malheureux
car à cet instant où son esprit se met en route vers le passé,
déjà il n'est plus ici, cet ici qui précisément
demeure l'unique lieu de sa souffrance.

14.
Comptine pour adultes


Je contemple les volutes
qui s’échappent des cheminées
attendant la rechute
et trois jours de congés.
Le goudron est fondu
et le glacier s’affaisse
sous la plainte des noyés,
muets appels de détresse.
Le nuage de cendres
se déplace vers le Nord
et emporte avec lui
ce qui reste de nos morts.

*

Le paysage entier
en mille teintes de gris
nous confirme chaque jour
à quel point nous vomit
l'univers désolé
où nous sommes échoués,
funambules solitaires
impuissants comme les pierres,
jetés dans la guerre
à poil et nus pieds,
chaque nuit plus stupides
de manquer nos suicides.

*

Demain, il fera jour
et le réveille-matin
sonnera comme toujours
le début de la fin.
Nous serons comme nous sommes
sans espoir de changer
pathétiques fantômes
incapables de hanter.
Demain il fera jour
et le soleil détruira
l'espoir caressé
qu'on ne se réveille pas.

15.
Demain notre enfance (6)


Nous nous sentons bien, oui, et apaisés, et calmes, et presque heureux.
Nous le savons car l'ignorons,
et flottons encore ailleurs, loin d'ici et de nous-mêmes.
Nous nous sentons bien, oui, et apaisés, et calmes, et presque heureux,
soudain ce soir, quand les portiques sombres au-dessus de la chaussée
portent le nom de la ville qu'autrefois nous avions vu apparaître
sur le panneau lumineux d'un aéroport,
de la ville qui a cessé d'être fantastique
quand elle est devenue la nôtre,
au-dessus des portiques noirs
qui portent dans l'absence de soir
le nom de la ville qui est chez nous
et que nous rejoignons
soudain ce soir
après un trajet assez régulier pour être invisible
sur une route fondue
dont nous n'avons rien vu
que la transparence
et la discrétion
comme elle laissait place
et se taisait en feuille blanche
renonçant à elle-même
à son utilité,
à l'écriture éphémère du roman d'un passé
qui ne l'était pas tant,
pas totalement,
mais dont le lointain chatoiement pourrait terroriser
comme la lumière encore visible des étoiles mortes dans un ciel noir
qui le sera encore plus bientôt,
qui l'est déjà potentiellement
quand vous êtes le seul à le savoir ou à vous en douter,
ou à en prendre conscience.
Réaliser ce soir soudain sous la voûte étoilée
que plus une constellation ne brille
et qu'au-dessus de nos têtes
ne subsiste plus que le froid et l'obscurité du rien
tandis que beaucoup gémissent de bonheur
et imaginent à la vue de ces points clairs
répartis au hasard dans l'espace
des mondes et des formes,
des animaux et des dieux
présidant à nos destinés
et qu'il n'y a plus que vous, et moi aussi bien sûr,
et qu'il n'y a plus que nous
pour savoir qu'un par un s'éteindront tous les mondes,
mourront tous les animaux et disparaîtront tous les dieux,
très exactement comme meurt sous ce portique noir
le souvenir d'autrefois qui nous a tenu compagnie ce soir soudain,
oeil fermé, bouche close,
très exactement comme lui, aussi vite et crûment
nous ramène là d'où nous étions partis,
en cet ici que nous n'avions jamais quitté
qu'à la faveur de trajets mornes et réguliers
sur une route en fusion,
transparente et discrète,
où nous nous sommes sentis bien, oui, et apaisés, et calmes,
et presque heureux.

16.
Nous


Nous nous sommes sentis bien, oui, apaisés et calmes,
et presque heureux.
Et si je dis souvent "nous" en parlant de moi
c'est pour me sentir moins seul.


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