Des amateurs d'art
Etonnante, cette scène que j'ai vécue hier.
Au Théâtre, on accueille l'exposition de la peintre Sylvie Jaubert, intitulée "Peintures de guerre".
C'est un assemblage de toiles et dessins sélectionnés parmi cinq séries de la collection de l'artiste : "les figures masquées", "les poses", "les petits morts", les collages et "les soldats de dos" (illustration).
Je m'occupe hier d'ouvrir l'exposition dans le cadre d'une opération artistique qui réunit plusieurs lieux d'expo à Auxerre.
C'est l'occasion de faire découvrir le travail de Sylvie Jaubert à un public qui sans ça ne serait pas forcément venu au Théâtre.
Bref, en milieu d'après-midi, je vois arriver trois ados, genre 16/17 ans, habillés en treillis des pieds à la tête.
Première réaction : ils ont dû se tromper d'endroit, ou alors ils cherchent les toilettes pour une envie pressante, quelque chose comme ça...
Sauf que pas du tout.
Les jeunes commencent à visiter l'expo avec attention.
Je rôde autour, pour écouter ce qu'ils racontent, tout en me mettant mentalement un blâme pour avoir une fois de plus pensé que l'Humanité était vraiment trop prévisible et que des jeunes comme eux ne pouvaient évidement pas apprécier l'art, encore moins contemporain...
"Oué, regarde le barillet. S'il est dans ce sens-là, c'est que c'est le deuxième modèle."
"Wooh ! Un M4A1 ! C'est de la fabrication américaine, ça..."
"Sa veste est trop classe. C'est quelle armée, à ton avis ?"
Et leur conversation continue sur le même registre tout au long de l'expo, toile après toile, dessin après dessin, ravis qu'ils sont devant toutes ces armes, ces trépieds et ces uniformes militaires.
En fait d'amateurs d'art, je m'aperçois donc que j'ai affaire à des amateurs de guerre. Jeunes néo-nazis, dingues de la gachette, Elephant-style, que sais-je, mais qui en tout cas comprennent l'exposition comme exactement le contraire de ce qu'elle est.
Après leur petit tour enthousiaste, ils viennent me voir et me demandent :
- Y'a que ça comme peintures de guerre, monsieur ?
- Heuuu... oui.
Si à ce moment-là, on n'est pas en pleine crise de l'art, je sais pas où on est.
Une représentation donnée à voir, un second degré sous-entendu, et l'expo peut devenir, sans que l'artiste ne l'ait décidé à aucun moment, un objet de fascination du sujet-même qu'il est censé dénoncer. Et tout ça uniquement parce que l'artiste a cru au pouvoir de réflexion du visiteur et ne l'a pas pris pour un con en lui expliquant par A + B sa démarche...
On avait discuté de ça avec Sylvie Jaubert qui m'expliquait qu'au moment de la présentation de ces "soldats de dos", on l'avait taxée de peintre militariste. Elle et moi ne pouvions que balayer d'un revers de la main ce type d'accusations. Mais peut-être n'aurions-nous pas dû. Parce que de toute évidence, ces jeunes venaient voir cette expo comme ils auraient pu manger leur pizza devant "Tag der Freiheit - Unsere Wehrmacht" de Leni Riefenstahl.
Pour eux, le travail de propagande d'une associée au régime nazi et celui d'une artiste contemporaine apportant un regard décalé sur un sujet, sur une manière de représenter la guerre, ne faisait strictement aucune différence.
A aucun moment l'un d'eux ne s'est posé la question de savoir pourquoi les soldats étaient de dos, ou les visages masqués dans la série du même nom, pourquoi ce qui était à l'origine des photos de presse, ou des images télévisées devenaient ici de la peinture. A aucun moment le "pourquoi ?" ne se faisait plus pressant que le "quoi ?".
On a perdu un "pour" en route... Pour dire, pour dénoncer, pour en parler au lieu de se taire, tous ces pour qui nous font faire ce qu'on fait, évacués d'emblée parce que nulle part dans leur quotidien on ne leur demande de se poser la question, mais toujours de prendre comme argent comptant images et bavardages du flot médiatico-publicitaire.
Alors en ce qui me concerne, à ce moment précis, que faire ?
Leur donner un cours de réflexion artistique un samedi après-midi alors que tout ce qui les intéresse à ce moment est de savoir s'il s'agit d'un AK47 de fabrication russe ou bien israëlienne ?
J'ai fait mon choix et je ne me suis pas embarqué dans ce débat, préférant avoir foi, comme souvent, comme l'artiste que je présentais, en la réflexion humaine et la puissance de suggestion de l'art, espérant secrètement que l'un d'eux, peut-être pas tous, peut-être pas longtemps, après l'étude des armes et des uniformes, aurait au fond de lui le recul nécessaire pour aller plus loin que la simple représentation.
Je n'en suis toujours pas certain aujourd'hui, mais je crois que si j'étais intervenu à ce moment, mon didactisme aurait eu l'effet totalement inverse que ce que je voulais faire comprendre.
En revanche, les images qu'ils avaient vu ce jour-là allaient les suivre, le cadrage les questionner, à un moment ou un autre, et leur propre reflexion arrivant à ses propres conclusions sur l'oeuvre de Sylvie Jaubert aurait beaucoup plus de force que tout ce que j'aurais pu leur raconter/expliquer ce samedi après-midi.
Ainsi je crois fermement que c'est petit à petit, exposition après exposition, vidéo après vidéo, texte après texte, proposition après proposition, qu'une tendance peut s'inverser, et qu'on finira par tout changer, et finalement à convaincre tous ces jeunes que la meilleure solution pour exister ici n'est pas de prendre un Famas un lundi matin et de flinguer un par un tous leurs copains d'école avant de se brûler leur propre cervelle.
Jim Morrison disait "They've got the guns, but we've got the numbers".
Aujourd'hui, je crois que c'est le contraire.
Parce qu'ils sont nombreux, ceux qui sapent ce monde et ce qu'on pourrait en faire. Mais nous avons les armes.
Il faut juste ne pas cesser de les utiliser.
Libellés : mirages
3 commentaires:
Mon cher Trou', j'aimerais partager ton optimisme à l'endroit de l'impact d'une oeuvre quelle que soit sa forme et son degré de perception pour le "lecteur". Néanmoins je crains fort que toute oeuvre ne s'adresse qu'à un public bien précis, une couche, une strate, une classe, je n'en sais rien, appelons là comme on veut. La perception d'une création s'entoure de clefs de décryptages sociales et culturelles, seule, l'oeuvre à mon avis de peut pas grand chose. Les bouleversements sociaux ne se font pas dans les expos, mais par les rapports de forces, auxquels la création artistique apporte sa touche. Pardonnes ce vocabulaire connoté, mais le rapport de force passe par plusieurs vecteurs, dont l'Art est un élément seulement.
Au fond, j'en sais rien, mais peut-être qu'une explication de texte bien sentie, fait parfois l'effet d'une balle...
salut troudair
Sur le sujet il y a un petit livre de Marie-José Mondzain qui s'appelle "l'image peut elle tuer?", chez Bayard, et qui me semble poser une réflexion très juste . Mais j'avoue que 'histoire des ados en treillis croyant nourrir leur passion des uniformes , par certain côtés m'amuse beaucoup: qu'est-ce que chacun de nous voit dans une "oeuvre"?
Salut anonyme,
la question que tu poses m'a poursuivi et me poursuit encore aujourd'hui, malgré la déclaration de foi ci-dessus.
en fait, à force de réflexion, il me semble maintenant qu'une oeuvre telle qu'elle ne sert à rien.
pour qu'une oeuvre change le monde, ou du moins une personne, il me paraît primordial qu'un autre facteur entre en jeu. cela peut être le temps, comme je l'expliquais ci-dessus, le temps comme condition de la réflexion, mais aussi éventuellement le discours. Discours de l'artiste, d'un médiateur, ou encore discours d'un membre du groupe qui soit dissonnant.
sans ces facteurs, une oeuvre, posée là, ne réveillera rien en personne. elle se contentera d'alimenter des préjugés déjà présents chez le spectateur. on pense que "l'art contemporain c'est n'importe quoi de toute façon", ou encore que "la subversion, franchement, c'est super militant", et bien on le pensera toujours, qu'elle que soit la forme de l'objet présenté. pour qu'un point de vue soit perturbé, l'oeuvre ne suffit pas. il lui faut un réactif. et je ne suis toujours pas certains que ces jeunes aient trouvé le leur...
[merci aussi pour le conseil de lecture que je vais étudier de ce pas.]
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