Troudair Revolutions

Fil d'info en continu sur les conséquences de la fin du monde qui a eu lieu le 15 décembre 1999.

09 janvier 2006

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On peut pas dire que Gus Van Sant soit de ma génération.
Il a l'age de mes parents.
Quand il avait 16 ans, à la radio, c'était les Doors, les Rolling Stones, les Beatles.
S'il avait des potes assez éveillés pour ramener des vinyls d'Outre-Manche, ou d'Outre-Atlantique, ça pouvait être le Velvet Underground, ce genre de trucs, mais sûrement pas Nirvana.
Quand Bleach sort, il a 37 ans. Un vieillard quoi...

Moi, mes 16 ans, je les ai eu en 1994.
C'est l'année où Kurt Cobain ne trouve rien de mieux à faire que se mettre quelques grammes de chevrotine dans le crâne.
Comme Hendrix, comme Morrison, comme une floppée d'autres, il avait 27 ans.
1994, 16 ans, 37 ans, 27 ans... Tout ça, ce sont des chiffres, bien sûr, et aux chiffres on peut donner le sens qu'on veut.
A l'age de 16 ans, je me souviens, j'écrivais déjà des choses, des tas de choses. En cours la plupart du temps, au lycée, dans les marges de mes cahiers, ou bien carrément à la place des leçons. Quand "tout le monde" grattait des formules mathématiques ou des verbes irréguliers d'anglais, je me souviens, je faisais un grand trait sur la page, j'écrivais un long poème lyrique et désespéré, je refaisais un autre grand trait, et je continuais la leçon.
A l'age de 16 ans aussi, j'avais fait une série de vidéos, aujourd'hui disparues.
J'étais alors persuadé d'avoir atteint une forme de pensée indépassable, qui à partir de ce moment commencerait à se dégrader, du fait des responsabilités qui allaient s'accumuler dans ma vie, des contingences matérielles qu'impose le statut d'adulte.
Alors à la manière d'un Hari Seldon de Fondation, j'avais conçu des messages vidéo qui devaient être vus par le Troudair du futur, chaque année, à son anniversaire, afin de le guider dans sa vie, dans ses choix, puisqu'il était plus que probable que toute trace de ma révolte d'alors aurait été dévorée ou anesthésiée par le formol du temps.
Il y avait 11 vidéos, à voir de 17 à 27 ans.
Après, je ne savais plus.
Qu'est-ce qui pouvait bien se passer après 27 ans ?
Aucun des modèles que j'adulais à l'époque n'avait dépassé cet âge canonique.

Alors pour moi, qu'on marche sur ses deux jambes ou bien qu'on soit enterré à 6 pieds sous terre, ça ne changeait rien : après 27 ans, on était mort, un point c'est tout.
Aujourd'hui, même si je me souviens de l'existence de ces vidéos, je mentirais si j'affirmais savoir ce qu'elles contenaient. Comme prévu, tout a vraiment disparu de ma mémoire. Mais malgré ça, je sais que toutes ces années, j'ai quand même gardé au fond de moi le pressentiment que ma 27e année devait être la dernière.
Comme un cataclysme sourd et inévitable, cette année-là allait tout ravager de qui j'étais et me laisser pour mort, puisque tout ce qui devait être accompli l'avait déjà été et que rien ne pousse plus sur une terre exsangue.

Last Days de Gus Van Sant, c'est un long travelling final qui exprime cette idée, celle que cette période de la vie, c'est un peu les arrêts de jeu d'un match qu'on sait déjà plié.
Je ne crois pas faire de rapprochement tiré par les cheveux en citant le Dead Man de Jim Jarmusch, puisque je soupçonne Van Sant d'avoir nommé son héros Blake en référence directe au rôle qu'interprète Johnny Depp (William Blake). De la même manière, dans les deux films, on va suivre le parcours final de deux hommes morts, l'un blessé par balle et le second en bout de course (un impressionnant Michael Pitt qui lui avait 13 ans à la mort de Cobain), parvenu à l'accomplissement de tout ce qui devait être accompli et ne trouvant plus ni la force ni l'envie de continuer plus avant.

Le quotidien pesant de ces derniers jours devient alors la grande métaphore métaphysique (ça fait beaucoup de "méta") qu'on attendait de la part de l'auteur de Elephant. Murmures inaudibles, plans de dos, sons anachroniques et récit elliptyque, tout est agencé pour ne faire qu'effleurer le mystère d'une mort annoncée... sans jamais en pointer les raisons, ou alors des raisons qui pourraient aussi bien en être pour chacun de nous.
Dans "Hurlements en faveur de Sade", Debord dit que "La perfection du suicide, c'est l'équivoque". Ainsi, avec Last Days, malgré l'évidence, tout l'art de Gus Van Sant consiste a explorer cette équivoque. Non pas l'équivoque du suicide, mais l'équivoque de la vie. Bien plus que "pourquoi se tuer ?", il pose la question "pourquoi vivre ?", et pas seulement pour une rock-star parvenue au bout de son parcours artistique, parce qu'à aucun moment, le Blake de Last Days n'est décrit comme tel, se permettant même des moments de fulgurance musicale à faire serrer la gorge, dont une chanson interprétée à la guitare acoustique par Michael Pitt et qui résonne comme les plus beaux moments de l'Unplugged, l'album-testament de Nirvana.
De la même manière, l'intervention du VRP des Pages Jaunes, tout comme celle des jumeaux de l'Eglise réformiste de Je-Ne-Sais-Quoi ou encore celle du joueur frénétique de Donjons & Dragons, nous conforte dans l'idée que le statut de rock-star et la vie en apparence déjantée qui va avec ne sont pas forcément les manifestations les plus évidentes de la folie aujourd'hui.

Et toujours reste en suspens la question primordiale que je me posais à 16 ans : que faire après 27 ans ?
Moi j'ai trouvé ma réponse, Gus Van Sant aussi... ainsi d'ailleurs que Kurt Cobain.
Alors oui, de mon côté, j'ai 27 ans pendant encore 11 jours, et oui, j'aimerais vraiment pouvoir regarder les 11 vidéos que j'avais faites à l'époque, une par soir, en prime time, histoire d'en prendre de la graine, mais puisque tout ça n'est plus possible, restent les murmures de nos fulgurances, et le sentiment finalement optimiste que depuis le début, et jusqu'à la fin, nous avons eu et aurons toujours éternellement 27 ans...

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1 commentaires:

À 15 janvier, 2006 16:49 , Anonymous pascal a dit...

superbe texte, j'ai bien le même sentiment, juste quelques chiffres qui changent, à chacun son arithmétique et les symboles pour l' illuster...

 

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