Aurores de la matière morte
Rencontres, frottements et divergences entre les deux films "Dawn of the Dead"
(Dawn of the Dead / Georges A. Romero / 1978)
(Dawn of the Dead / Zack Snyder / 2004)


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Il y a deux films et ce sont deux films de zombies1.
Zombies affamés, zombies consommateurs, zombies vindicatifs, individualistes, violents, sans âme.
Ce sont deux films de zombies qu'un synopsis réunit, mais que 26 ans séparent.
Chacun d'eux sont des séquelles. Et en tant que tels, ils sont guidés par une matrice originelle, de laquelle ils épousent la forme tout en cherchant une identité.
Mais bien qu'en quête perpétuelle de caractères originaux qui puissent les différencier, aucun de ces deux films ne peut échapper à l'enjeu majeur qu'a engendré leur modèle.
Ainsi, comme tout film de zombies, "Dawn of the Dead", de Georges A. Romero et de Zack Snyder, sont tous deux, fondamentalement, des films moraux.


Plan-titre / Dawn of the Dead 1978 et 2004


1- La matière morte
"They're just dead flesh, and dangerous."

Le zombie est l'incarnation d'une perturbation.
La créature non-morte - le mort-vivant-(à-nouveau) - est la matérialisation d'un bouleversement.
Sa présence même est un séisme dans la pyramide des valeurs qui tendent à affirmer que l'existence est un système binaire.
D'un côté, il y a le vivant (the living), et de l'autre, le mort (the dead2).

La trilogie initiale des morts-vivants de Georges Romero rend publique et, plus que tout, matérielle, concrète - elle fait matière - la mort.
Et ce faisant, elle ne se contente pas d'ajouter un pas au commutateur logique 0/1 : elle le transforme en variateur, doté de multiples positions graduées.
L'enjeu des trois films originels devient ainsi la définition sur ce variateur numérique de chaque chose, de chaque personne, pour chacun, au travers des films, mais aussi au travers de leur environnement quotidien. C'est ce point qui les a rendus signifiants et a fait d'eux l'objet de si nombreuses exégèses. En rendant la mort matérielle et mobile, en la dotant d'un certain nombre d'attributs du vivant, les trois films originaux perturbent le statut de la mort, et obligent à la redéfinition du vivant.

Car si le mort-vivant est clairement, pour le réalisateur, à mi-chemin entre le 0 et le 1 logiques, exactement entre la vie et la mort, toute la subtilité des films consiste au contraire à faire nager ce curseur sur la longue frise qui court de la vie vers la mort définitive.
Chaque protagoniste d'un film de morts-vivants, réalisateur, scénariste, comédien, personnage de fiction - y compris après Romero - doit ainsi, continuellement, réviser son jugement, et apporter sa propre réponse à une question cruciale : qui est le vivant et qui est le mort ? Qu'est-ce qui est du vivant, et qu'est-ce qui est du mort3 ?


2- Tuer le mort
- Those things can be stopped so easily. If people would just do what has to be done !
- Let's say the lady gets killed. You'd be able to chop off her head ?


Mais pour parvenir à un semblant de réponse, il convient d'abord de définir ce qu'est réellement le phénomène, car dans l'ignorance globale dans laquelle baignent le plus souvent les protagonistes des films de morts-vivants, c'est ainsi qu'on qualifie cette malédiction qui, sans raison, empêche le mort d'être immobile.

C'est alors une autre échelle qui apparaît - et de manière particulièrement remarquable dans le "Dawn of the Dead" de Romero - une échelle morale qui doit définir ce que sont intrinsèquement les morts-vivants ; Avant de savoir s'ils sont vivants ou morts, information qui s'avère être en fait beaucoup plus métaphysique que réellement pratique, il faut rapidement les qualifier, et ainsi pouvoir décider du traitement à leur administrer.
Cette nouvelle échelle morale est elle aussi bipolaire, et possède à l'une de ses extrémités la notion d'état, et de l'autre celle de nature.
C'est entre ces deux valeurs qualitatives que les protagonistes vivants, confrontés à des morts-vivants, devront naviguer, sur une gamme variée de jugements moraux.


Un jeune policier se met en danger car il ne parvient pas à tuer un mort-vivant de sang froid. Dawn of the Dead 1978

Ainsi, à une extrémité de cette échelle, on jugera le phénomène comme un état, c'est à dire comme un type de comportement ou de maladie qui touche les êtres humains. C'est un état répugnant et terrible, mais il n'altère en rien la qualité humaine des morts-vivants. Même victimes de cet état, les morts-vivants restent des humains malgré tout. C'est cette proposition qui est adoptée dans les deux films dans les premiers temps, et ça n'est que la durée, l'ampleur du phénomène, ou parfois sa violence, qui modifiera, plus ou moins rapidement, le jugement des protagonistes pour les faire envisager le cas des morts-vivants comme relevant de la nature.

C'est donc la notion de mort-vivant naturel qu'on trouve à l'autre extrémité de cette échelle morale. Et c'est l'extrémité la plus inhumaine, justement, avec laquelle les héros vont flirter, voire qu'ils vont embrasser sans retenue.
Juger en effet que les morts-vivants ne sont pas des humains victimes d'un état (virus, radiation, etc.), mais qu'il s'agit bel et bien de leur nature (de leur race ira jusqu'à dire un personnage, jugeant ainsi qu'ils se distinguent même de la race humaine), c'est faire un choix moral radical qui peut dès lors libérer sans scrupule toute forme d'excentricités sadiques et guerrières.

Dans le "Dawn of the Dead" de 2004, une scène est tout à fait symptomatique de ce basculement déraisonné. Affalés sur le toit du centre commercial, les personnages indiquent à Andy, leur voisin situé sur un autre toit à quelques centaines de mètres de là, les noms de stars de la télévision ou du cinéma. Andy doit donc reconnaître, dans la foule des zombies amassés sur le parking, celui qui ressemble à cette célébrité, et l'abattre d'une balle de fusil dans la tête.


Les protagonistes observent le tir de sniper de Andy. Dawn of the Dead 2004

Le processus à l'oeuvre à ce moment est exactement le même que celui qui a guidé les colons européens massacrant et réduisant en esclavage les peuples africains et amérindiens, de même que celui qui a entraîné les génocides du XXe siècle. Non pas que ces populations martyrisées soient comparables à des zombies, mais dans ces exemples historiques, c'est bien le même basculement moral qui, dans l'esprit de leurs bourreaux, a changé des individus présentant tous les signes distinctifs de l'humanité, en créatures inférieures, en non-humains, qu'il devenait ainsi moins moralement dérangeant d'exterminer. Le processus d'évacuation de la morale dans un film de morts-vivants est exactement le même que celui observé dans les camps de la mort ou dans la prison d'Abou Ghraib : une dépréciation, voire une négation de l'humanité telle qu'elle autorise toutes les dérives violentes, qu'elles soient ludiques, machinales ou haineuses.

En définitive, résoudre le problème posé par l'invasion des morts-vivants, c'est se poser la question : peut-on tuer le mort ?
Peut-on, techniquement, et surtout, peut-on moralement ?
Chacun des deux "Dawn of the Dead" apporte sa réponse à cette question.


3- Marche ou crève
"When the dead walk, señores, we must stop the killing... or lose the war."

La différence qui saute le plus aux yeux dans le remake de 2004 de "Dawn of the Dead" est de toute évidence la vitesse de déplacement des morts.
C'est la différence palpable, première.
Mais cette modification des codes de reconnaissance du mort-vivant peut être mal jugée. De prime abord, ce choix est d'ailleurs considéré comme esthétique.
On s'imaginera en effet, à la première vision du remake, qu'il a été guidé par un souci de spectaculaire. Difficile d'apporter la dose d'action nécessaire à un film hollywoodien en 2004 sans présenter le danger comme rapide, la mort comme fulgurante. Zack Snyder justifiera même son choix en indiquant que la démarche des morts-vivants de Romero lui paraissait trop comique, pas assez effrayante. Changement de moeurs, changements de codes dans l'appréciation de la terreur, 26 ans plus tard : il faudrait aller toujours plus vite, toujours plus fort... Mais non.
Le fait de faire courir les morts plutôt que les faire marcher, les bras en avant, n'est en aucun cas un choix esthétique, ou alors s'il l'est, cette esthétique devient le moteur philosophique du projet, et dépasse de loin le simple détail.
Faire courir les morts au lieu de les faire marcher est la conséquence directe d'une incompréhension du projet de 1978.


Morts-vivants en plein sprint. Dawn of the Dead 2004

Car aucun film de Romero n'insiste autant sur l'aspect moral du tuer le mort que les scènes d'introduction de "Dawn of the Dead" et c'est dans ces scènes que se trouve la clé de la démarche caractéristique du zombie.
Dans les 20 premières minutes du film, on apprend en effet que la prolifération des morts-vivants est le résultat direct d'un attentisme du vivant, d'un trop d'humanité qui a empêché le vivant de tuer le mort. Car tuer le mort, dans les premiers temps du phénomène, revient à tuer nos morts. La première menace à laquelle on est confronté, c'est notre entourage proche, et même décharnés, sanguinolents et crachant des borborygmes, les zombies qui nous attaquent ont le visage et les habits de nos maris, de nos femmes, de nos voisins. Le basculement moral n'a pas encore eu lieu, et on juge parfaitement inhumaines les mesures avancées pour enrayer l'invasion.
Ainsi, le Docteur Foster, invité sur le plateau de télévision de la première scène est hué par l'équipe technique alors qu'il offre pourtant le seul moyen de stopper un mort-vivant : la balle dans la tête ou la décapitation4.


Le docteur Foster ridiculisé sur un plateau de télévision. Dawn of the Dead 1978

Et de la même manière, dans la deuxième scène, on découvre que les morts des communautés noires et latino dans l'immeuble pris d'assaut par le SWAT ont été "épargnés" par leurs pairs puis réunis dans le sous-sol de l'immeuble, "parce qu'ils pensent encore qu'il est respectueux de mourir5".

A de nombreuses reprises, dans cette même scène, les policiers se trouvent eux aussi confrontés à ce dilemme moral : peut-on tuer ou non ? Ça n'est que la proximité du danger, voire le plus souvent la pitié, qui les fait se résoudre à abattre les morts-vivants. Le dilemme moral posé par la présence des zombies est ainsi résolu par la morale, c'est à dire à la fois la compassion pour ses semblables réduits à cet état et le devoir de donner à ces corps damnés le repos éternel.

Ce choix moral est au contraire très rarement posé dans le remake de Snyder, et c'est justement du fait de la vitesse de déplacement des morts. Car si la lenteur fantomatique inventée par Romero est bien un effet de mise en scène - qui étire considérablement le moment critique du contact et de l'horreur associée, et fait trembler le spectateur dans son siège à l'idée de ce qui pourrait arriver si la menace était plus proche - elle est surtout une lenteur réflexive, car celle-ci laisse le temps au personnage de faire un choix moral.


Zombies errant / Dawn of the Dead 1978

A partir du moment où on voit le mort-vivant s'approcher de nous et celui où il nous atteint, on dispose en effet d'un laps de temps assez long pour :

- avoir peur à la vision des mutilations diverses et du danger qu'il représente,
- identifier le mort, c'est à dire craindre de devenir comme lui, en remarquant tous les traits qui le rattachent encore à l'humanité,
- et enfin faire le choix moral de fuir ou de tuer.

Dans le remake de 2004, la rapidité des morts-vivants, leur violence bestiale, modifie en profondeur la réaction des personnages et change le choix moral en réflexe de survie.
A aucun moment, la décision d'abattre un mort-vivant ou le laisser et fuir ne se pose pour des raisons morales. Il est au contraire totalement guidé par l'émotion. Physiologiquement, les personnages du film de Snyder sont submergés d'adrénaline et les choix qu'ils effectuent sont induits chimiquement. Dès lors, fuir ou tuer ne dépend plus de leur appréciation rationnelle de la situation dans des contextes logiques, moraux ou philosophiques. Ils sont automatiques.

Dire que la vitesse de déplacement des zombies dans le remake de 2004 est une subtilité graphique, un gadget spectaculaire, est une erreur. Ce simple fait transforme en effet toute la pensée du film, c'est à dire la manière dont chaque personnage est amené à qualifier le phénomène mort-vivant (en tant qu'état ou en tant que nature). A ce titre, la scène d'introduction du remake est tout à fait significative puisque l'héroïne, directement confrontée à son concubin et à sa petite voisine, c'est à dire à ses proches, n'a jamais le temps de se poser la moindre question. C'est un simple réflexe de survie qui guide sa fuite, car elle a d'emblée opéré le basculement moral qui veut que ses assaillants ne soient déjà plus ses proches, mais autre chose. De la même manière, quelques minutes plus tard, le personnage de Kenneth, braquant son fusil sur elle, demandera "Dis quelque chose". Ainsi, c'est dans les premières minutes du film que le protocole de reconnaissance (qu'est-ce qui est du vivant ? / qu'est-ce qui est du mort ?) est posé et résolu. Le vivant possède le langage. Le mort, non. Avant même de réfléchir à toute question morale, Snyder change le mort-vivant en matière morte. Et c'est sur la base de ce postulat que le film se développe ensuite, évacuant tout ce qui fait la réflexion de l'original de 1978.

A la 30e minute environ, lorsque les gardiens du supermarché découvrent leur collègue zombifié en train de gesticuler dans la fontaine, ils l'abattent froidement sans autre commentaire que "Je lui avais bien dit de ne pas aller en bas". Nous sommes au début du film mais déjà, la question morale est réglée : le monde des hommes est attaqué, ou plus précisément, l'Amérique, et une attaque contre l'Amérique implique obligatoirement la guerre. Aucun affect, aucune émotion, aucun espoir d'éventuellement soigner ce qui pourrait n'être qu'une maladie ; la violence contemporaine, banalisée, et l'individualisme triomphant, ont tout effacé, et ne reste plus que le combat, dans des paysages de fin du monde, dans des pensées de fin du monde ; un combat pour sa propre survie, à mort si on peut dire6.


4- Au-delà du Jugement Dernier
"It's really all over... isn't it ?"

Naviguant dans les eaux troubles d'une morale à défendre et d'un vice à laisser éclater, ce combat à mort est le résultat d'une prise de conscience pour les personnages, un pressentiment qu'on retrouve dans bon nombre de films catastrophe : le monde est en train de s'écrouler, avec tout ce que cette pensée engendre d'images mystiques liées à la fin des temps, laquelle souvent n'est que la belle transposition de notre petite fin, unique et intime.
Ainsi, persuadés de vivre l'achèvement de toutes choses, les personnages voient fin du monde et écroulement de la morale avancer côte à côte, sans qu'on sache lequel entraîne l'autre. Et l'une des clés de leurs réactions à ce tiers du film est leur jugement propre et dernier sur ce qui est en train de se produire.
Est-ce que tout pourra redevenir comme avant ? Auquel cas les actes immoraux ou illégaux seront punis. Ou bien est-ce vraiment la fin, qui autorise de fait les pires excès ?

Si les personnages de ces films avaient été des croyants, la réponse aurait été évidente, et cette fin du monde aurait été gorgée de la puissance morale des Ecritures. Elle aurait été le Jugement Dernier, décidant des destinées des hommes, entre vie éternelle et tourment infini. Mais les films de morts-vivants ne sont pas des films de croyants, pas plus que des films pour croyants. Et les allusions au châtiment divin sont anecdotiques, quand elles ne sont pas tout simplement traitées comme de simples problèmes logistiques. La phrase en exergue des deux films, de Romero et de Snyder, n'est-elle pas : "Quand il n'y a plus de place en enfer, les morts reviennent sur terre" ? Ce simple dicton, qui évoque un problème de places disponibles en enfer, comme dans n'importe quel motel de bord de route, évacue instantanément la toute puissance religieuse, pour laisser place au seul libre-arbitre des personnages, confrontés à une fin du monde sans dieu, la seule qui vaille et pose les vraies questions de la vie ensemble, des lois et des devoirs dont chacun doit s'acquitter7. Car une fois écartée la question de la fin des temps en termes religieux, et donc de l'implication d'une puissance supérieure dans celle-ci, les films peuvent creuser ce qui faisait le coeur de l'original de Romero, à savoir la métaphore sociale.


5- Dernier refuge
- Why do they come in here ?
- Some kind of instinct. Memory of what they used to do. This was an important place in their lives.



Première vision du centre commercial / Dawn of the Dead 1978 et 2004

Le centre commercial sera le siège de cette métaphore, bien que dans les deux films, de 1978 et de 2004, celle-ci sera pourtant traitée de manière bien différente. Car au-delà de la réflexion métaphorique sociale, somme toute assez simple d'accès, mais qui s'installera seulement une fois les personnages barricadés dans le lieu, c'est d'abord le choix de s'y réfugier qui pose question.
La réponse scénaristique à cette question n'a absolument pas la même teneur en 1978 et en 2004, et 26 ans de consommation de masse n'y sont sûrement pas étrangers.

En 1978, le choix de s'installer dans le centre commercial se fait de manière très simple et très logique. L'hélicoptère du groupe manque d'essence, les personnages ont besoin de se reposer et le centre commercial dispose d'un héliport. Il n'en faut pas plus pour se poser. Ça n'est qu'après une première visite à l'intérieur du centre que les personnages réalisent qu'il pourrait s'agir d'un lieu idéal, leur fournissant un abri sûr et suffisamment de vivres pour leur permettre d'attendre les secours.

Lors du premier survol, chose incompréhensible de nos jours, les personnages se demandent même ce qu'est ce bâtiment et l'un d'eux leur en explique la fonction. Cette réplique s'adresse d'ailleurs bien plus au public du film qu'aux personnages, puisqu'à la fin des années 70, seuls quelques grandes villes commencent à disposer de ce type d'équipement et la plupart des personnes qui voient "Dawn of the Dead" en 1978 ou 1980 ne sont pas nécessairement familiers de tels regroupements de commerces dans un seul et même lieu, encore moins en Europe. Romero attaque donc la consommation de masse au moment même de son explosion, avant que la présence de ces méga-marchés n'ait modifiée nos pratiques et nos habitudes.

En 2004 en revanche, non seulement il n'est bien sûr plus nécessaire de définir ce qu'est un centre commercial, mais surtout, le choix de s'y réfugier n'est absolument pas discuté. Ce moment furtif, traité de la manière la plus insignifiante qui soit, dégage en conséquence une puissance folle. La force de l'évidence montrée ici, avec tout ce qu'elle porte de moteurs psychologiques et sociaux, balaie littéralement toute tentative critique ultérieure de la société de consommation, ce qui était tout de même l'un des axes les plus accessibles du film de Romero. En ne développant pas ce choix et en le présentant comme une évidence, tous les personnages, toute catégories sociales confondues, sont présentés comme hypnotisés par une image. Et cette image, c'est celle du centre commercial se suffisant à lui-même, avec ses services et ses biens de consommation, véritable corne d'abondance magique ne dépendant pas le moins du monde d'un approvisionnement quelconque, mais s'auto-alimentant à l'infini pour le changer en une sorte d'Eden de rayonnages parallèles.

A ce moment précis du film, probablement sans le maîtriser lui-même, Zack Snyder se penche enfin sur la question qui nous occupe depuis le début : qu'est-ce qui est du vivant et qu'est-ce qui est du mort ? Et par ce choix involontaire, décrète que ses personnages, s'ils ne sont pas totalement morts, sont au moins aussi diminués que les créatures zombies qu'il vient de nous présenter, avançant eux aussi sans jugement, inexorablement, vers leur nourriture, sans se soucier à aucun moment du danger que peut représenter à court ou long terme l'établissement dans un lieu pareil. Les personnages de Snyder présentent dès lors assez de points de similitudes avec les zombies pour pouvoir les confondre d'une vision objective.

La seule donnée qui peut tempérer quelque peu cette foi aveugle dans le lieu, c'est l'espoir qu'entretiennent les protagonistes des deux films d'être secourus, et qui fait donc du centre commercial une solution temporaire, même si personne ne peut vraiment savoir combien de temps pourrait durer ce temporaire.
Dans les deux cas, le centre commercial est donc aussi la matérialisation de l'espoir. Sans cet espoir que les choses finissent par s'arranger dans un futur proche - ou pour être plus précis, sans cet espoir que le phénomène ne soit pas la redoutée fin du monde dont nous parlions plus haut - il n'y a en effet pas pire choix de survie que ce lieu, auquel les derniers hommes sur Terre préféreront de loin une terre cultivable quelconque qui pourra leur assurer de la nourriture pour de nombreuses années. De plus, s'installer au coeur d'une ville quand on a déjà compris que la principale force de l'ennemi, c'est le nombre, est d'autant plus insensé.


Foule de zombies amassée devant le centre commercial / Dawn of the Dead 2004

Dans la version de 2004, cet espoir d'être secourus est d'autant plus certain que les personnages songent immédiatement à inscrire des signaux de détresse géants sur le toit du bâtiment. Ils sont sujets à deux croyances fortes : d'une part la foi en le centre commercial comme lieu idéal de survie, et d'autre part la foi en les autorités (armée, gouvernement) pour enrayer le phénomène et rétablir l'ordre des choses.
C'est la dégradation progressive de ces deux croyances qui les mènera à la fuite - ou à la mort - et cette dégradation les plongera de plus en plus vers l'acceptation de la fin du monde tel qu'il était, et par conséquent à la fin des lois et de la plus haute d'entre elle : la morale.


6- Alive inside
"We've got to survive ! Somebody's got to survive !"

Conscience de la fin du monde et écroulement de la morale avancent donc de concert, comme deux cavaliers apocalyptiques annonçant le début d'une ère permissive.
Pourtant, dehors, et du fait du danger permanent que présentent les morts-vivants, il ne peut guère être question de liberté. Ça n'est que dans l'enceinte barricadée du centre commercial que peut s'exprimer cette liberté totale.


"Au secours, vivants à l’intérieur" / Dawn of the Dead 2004

C'est aussi à ce moment que les deux films arrivent au coeur de leur propos, au moment où la menace zombie en est réduite à une multitude d'ongles grattant les vitres blindées.
Et c'est là que Romero se permet d'aborder un thème que le climat incertain de son premier film ("Night of the Living Dead", 1968) lui avait interdit8.
Mais pour Romero, parvenir à ce statu quo scénaristique au fond duquel on pourra creuser l'aspect métaphorique du projet implique un travail de longue haleine, au cours duquel il faudra combattre. Ainsi l'assainissement complet du centre commercial, qui passe par le blocage des portes par des camions et l'abattage massif des zombies de l'intérieur, lui prend 45 minutes, soit un peu moins de la moitié du film. 45 longues minutes qui sont un préalable à l'installation de sa métaphore, laquelle devient de fait l'aboutissement du film, et son vrai propos.

Dans la version de 2004, en revanche, tout va beaucoup plus vite, et la situation métaphorique ne peut déjà plus être le seul projet du film. Les réfugiés n'ont en effet jamais à se poser la question de la prise de pouvoir du centre et de la purge des zombies, puisque celui-ci est déjà quasiment sécurisé par les gardiens au moment de leur arrivée. Ils pénètrent donc immédiatement dans un lieu sûr, qui peut d'emblée devenir l'image d'une micro-société. Mais comme cette pax romana s'installe dès le début du film, et risque de s'épuiser rapidement dans la redite exacte du film de 1978, il convient pour les auteurs de trouver une autre menace, un autre écueil dans le cheminement des personnages vers la fin du propos.
Cette menace est directement inspirée de l'époque à laquelle est tournée le film, dans une atmosphère post-11 septembre qui a plongé Hollywood dans une paranoïa sourde9. Sans plus de réflexion, cette menace ne pouvant venir des morts eux-mêmes, de l'extérieur - dont le sort moral et technique est déjà réglé depuis longtemps - c'est donc dans le vivant que les auteurs vont la transposer. Et cette lutte intestine du vivant contre le vivant, de la menace permanente que représente l'autre, sera le véritable propos de cette "Armée des Morts", dont le titre français se révèle par conséquent très mal trouvé, tant de morts (zombies ou non) il n'est pas du tout question ici.

A la question "peut-on tuer le mort ?" de Romero, Snyder passe son film à répondre par une autre question – "Peut-on tuer le vivant ?" - et même encore moins finement : "Peut-on tuer les vivants pour survivre ?". Sans grande surprise, ce choix moral se règle aussi vite qu'il est apparu10, alors même que Sam Peckinpah, dans les "Chiens de Paille" ("Straw Dogs", 1971), avait développé un film entier à ne pas résoudre le même problème.


La paranoïa comme principe de survie. Dawn of the Dead 2004

L'état d'esprit qui semble au contraire guider l'auteur du remake de 2004 relèverait plutôt d'une phrase prononcée par un personnage de la version de 197811. A propos du cannibalisme supposé des zombies, un scientifique explique en effet que "le cannibalisme, au sens strict, implique un rapport à l'intérieur de l'espèce. Ces créatures ne peuvent pas être considérées comme humaines. Elles attaquent les humains. Elles ne s'attaquent pas entre elles, c'est la différence". 26 ans plus tard, Snyder nous expose à quel point cette prémonition était juste. La différence majeure entre les vivants et les zombies, c'est que les zombies ne s'entre-tuent pas, qu'il faut être un vivant - un humain, au sens racial du terme - pour le faire.

Au début du "Dawn of the Dead" de 2004, pas moins de 15 personnages se retrouvent dans le centre commercial (contre 4 dans l'original de 1978). Et sur les 11 morts que compte le film, seuls 5 sont effectivement victimes des zombies12. Les 6 autres sont tués par leurs pairs ou bien se suicident. A ce décompte, on peut aussi sans problème ajouter le cas très spécial du personnage de Steve, individu détestable, cynique et opportuniste, bref, emblématique de l'homme à abattre. Sa mort, après qu’il se soit à son tour changé en zombie à la fin du film, ne relève aucunement de la pitié ou de la compassion vis à vis du sort des morts-vivants mais est présentée comme un véritable meurtre, débarrassé de la culpabilité qu'aurait pu éprouver le meurtrier. En effet, quand le personnage d'Ana se retrouve face à Steve, zombifié, le réalisateur insiste on ne peut plus lourdement sur le rictus de satisfaction qu'elle affiche en l'abattant, ce qu'elle lui avait d'ailleurs promis plus tôt13.


Ana abat Steve / Dawn of the Dead 2004

La zombification a simplement autorisé le meurtre, quand la morale le réprouvait auparavant. Mais dans les faits, et dans les émotions affichées par les personnages, le résultat est identique : Ana ne tue pas une créature qui ressemble à Steve, elle tue Steve. Et avec plaisir.


7- Manger
- What the hell are they ?
- They're us, that's all.


Dans les deux films, que le sort moral des morts-vivants soit réglé ou non, que l'installation dans le centre commercial prenne plus ou moins de temps, tout concourt malgré tout à l'établissement d'une situation métaphorique centrale. Celle-ci trouve son apogée dans les deux cas dans une scène identique - la scène de la consommation - au cours de laquelle les personnages, enfin à l'abri (de la menace extérieure pour la version de 1978, de celle intérieure pour la version de 2004) peuvent se laisser aller au pillage du centre commercial.


Début de la scène consumériste / Dawn of the Dead 1978

Manteaux de fourrure, bijoux, nourriture luxueuse, sont enlevés des rayonnages, essayés, puis jetés.
Ce passage met en scène le fantasme ultime du consommateur face à l'abondance du produit, et à sa gratuité, et aucun personnage n'échappe à cette débauche, dans aucune des deux versions. Scène cathartique et libératrice, symbole de la sécurité retrouvée et du loisir mérité après l'horreur, le passage est traité de manière rigoureusement identique par les deux films, et revêt pourtant un sens très différent.
En effet, en tant que stigmate visible du projet métaphorique du film, sa portée varie en fonction de cette même métaphore, ou pour être plus précis, en fonction du propos intime du film, qui ne peut plus être le même en 1978 et en 2004.


Repus et vêtus de manteaux de fourrure, les personnages réfléchissent à la condition des morts-vivants. Dawn of the Dead 1978

En 1978, Romero se retrouve face à un problème éthique. Sorti 10 ans plus tôt, "Night of the Living Dead" a rencontré un succès d'estime dans les cercles de la contre-culture mondiale. Et bien que bricolé avec les moyens du bord, ce film fondateur du mythe moderne du zombie s'est imposé comme référence ultime d'un genre cinématographique en gestation. Quand 10 ans plus tard, il s'agit de créer une suite à ce qui est devenu un monument de la série B mondiale, Romero peut donc prétendre à beaucoup plus de moyens, financiers, techniques et humains, et surtout espérer que son film bénéficie d'une bien plus large distribution, en particulier grâce à l'aide de Dario Argento, qui apporte les fonds nécessaires à l'aboutissement du projet. En d'autres termes, si on ne peut absolument pas comparer (en terme de budget ou de distribution) la version de 1978 et celle de 2004, il n'empêche que le "Dawn of the Dead" de Romero n'est déjà presque plus une série B. Et si on est bien loin des sommes engagées par un studio hollywoodien au même moment, la ferveur de Dario Argento pour s'accaparer le montage et la responsabilité de la diffusion européenne du film fait de cette suite un projet qui n'a plus rien d'une petite production, libre mais confidentielle.

On tient là une partie de la clé du projet de Romero, lui-même issu de la contre-culture, et qui s'apprête, suppose-t-il, à mettre un pied dans la machine cinématographique mondiale14 : il lui faut faire un film qui soit, bien plus que ses précédents car très attendu, un produit de consommation, c'est à dire un produit inscrit dans un réseau de distribution beaucoup plus large que ce qu'il avait pu connaître jusqu'à présent. Si on ajoute à cette constatation une image simple et claire, celle du zombie en train de dévorer une victime, on comprend mieux pourquoi et comment le réalisateur décide d'axer son second film de morts-vivants autour de la thématique de la consommation.

Manger, ou plus largement consommer, que l'on soit d'un côté ou de l'autre de la frontière du vivant.
C'est ce qui rassemble tous les personnages (zombies compris), du "Dawn of the Dead" de 1978.
La scène de la consommation dans cette version prend donc un sens très virulent, que les premières scènes sur le parking du centre commercial avaient déjà suggéré. On y voyait des zombies, se traînant vers le supermarché, poussant maladroitement des caddies, comme les restes pourrissant d'une population incapable de comprendre sa propre décrépitude, hypnotisée par le devoir d'acheter, par delà même la mort. En joignant ses héros - vivants - à cette consommation massive, Romero ne pose pas de limite entre le vivant et le mort et assène sa métaphore sans protéger quiconque. Il ne dit pas qu'il existe encore des vivants qui échappent à ces tendances consuméristes, sorte de héros militants opposés à un peuple sans cervelle. Il présente au contraire une société unifiée dans le consumérisme, où le combat ne prend place qu'à partir du moment où il faut survivre, mais jamais pour de quelconques idéaux, politiques ou sociaux15. L'abattement des repères de la civilisation (gouvernement, armée, économie) sert chez Romero de révélateur d'une réalité inscrite en chacun, au-delà de la mort, au-delà de la civilisation, et bien sûr au-delà de la morale. Car on l'a vu, jamais les personnages de Romero ne traitent les zombies comme des sous-hommes qu'on peut se permettre d'exterminer pour rien. Et c'est cette présence de la morale, supérieure à l'horreur et au dégoût, qui permet de donner toute sa force à l'image de la consommation aveugle. Romero présente des personnages qui sont encore capables de respecter des règles morales très élaborées, mais qui pourtant n'hésitent pas à se vautrer avec joie dans la sur-consommation de tout pour rien. C'est là tout le sens que le réalisateur donne à la question de "tuer le mort". Si pour ses personnages, il avait été possible de tuer le mort, simplement et machinalement, sans problème moral, alors il y aurait réellement eu deux camps opposés, les zombies pouvant apparaître de fait comme les victimes de bourreaux sans âme. Romero se refuse à ce constat et réunit chaque homme, mort ou vivant, dans la même aliénation, et c'est là le coeur de son projet, cet aboutissement que les deux premiers tiers du film se sont efforcés de préparer.


8- Nous et eux
"America always sorts its shit out."

De son côté, Zack Snyder ne peut parvenir à cette même image et la métaphore du centre commercial se doit, de fait, de porter un autre message que celui de l'original de 1978. Sa construction va ainsi se faire de manière limpide, et presque involontaire.
Les zombies étant déjà traités comme une race inférieure, les personnages les abattant à la chaîne, juste pour passer le temps, le groupe réfugié à l'intérieur du centre commercial est donc d'emblée jugé comme immoral par le spectateur, que ce soit de manière consciente ou inconsciente.
C'est à partir de cette base que va se mettre en place la métaphore du "Dawn of the Dead" de 2004, soit une image relativement simple et qui se voudra militante, propos que justement Romero s'était refusé de tenir.

Car vu de loin, sans les péripéties de la fiction, le "Dawn of the Dead" de 2004 peut se résumer à cet évident résumé : un groupe de survivants se réfugie dans un centre commercial et se goinfre pendant que dehors, des foules d'hommes décharnés crient famine. Comme pour enfoncer le clou d'un propos déjà bien maigre, Snyder fait de "Metropolis", l'un des magasins du centre commercial, le point de ralliement de ses personnages, une allusion bien pataude au film de Fritz Lang censée nous mettre un peu plus sur la voie de sa présumée critique sociale : Le monde occidental, refermé sur lui-même, continue de sur-consommer sans se soucier de la majeure partie de la planète qui meurt de faim16. Le carnage qui suivra, n'est donc rien de plus qu'une punition infligée à des personnages qui incarnent à eux seuls la civilisation occidentale, et la fin pessimiste, tout à fait dispensable, une nouvelle affirmation de la victoire finale du peuple opprimé - les morts-vivants - sur ceux qui les ont maltraités. Cette punition constitue à elle seule la portée morale du film, jusqu'à trouver son accomplissement dans la mort du personnage de Monica, blonde sulfureuse, symbole de la beauté et de la futilité américaine, malencontreusement fauchée d'un coup de tronçonneuse accidentel pendant la fuite des personnages. C'est là le seul propos, la seule réflexion de Zack Snyder, qui à aucun moment n'aura chercher à interroger le statut même de son film, largement diffusé, traduit, édité massivement en DVD dans le monde entier : un pur produit de cette société de consommation qu'il fait pourtant mine de combattre.


Mort de Monica / Dawn of the Dead 2004


9- Mourir
"There are some things worse than death, and one of them is sitting here and waiting to die."

L'espoir s'est évanoui. Les amis tombent les uns après les autres. Les secours ne viendront plus. Et le Jugement Dernier non plus.
Alors que faire ?
Dans chacun des deux films, la fuite du centre commercial aura deux moteurs distincts, des moteurs directement liés à la métaphore qu'ils avaient initialement développée.

En 1978, la fuite, tout comme les autres actions des personnages depuis le début, ne se pose qu'en termes de survie. En effet, après une attaque de pillards à moto, forçant les portes du centre commercial et brisant ainsi le havre de paix qu'il était devenu, il n'est plus possible de l'envisager comme un refuge sûr. Les morts-vivants sont innombrables, qui hantent les lieux et il n'est techniquement plus possible de les assainir à nouveau.


Le centre commercial envahi par les zombies / Dawn of the Dead 1978

Même le petit local dans lequel se barricadaient les personnages est pris d'assaut par une horde de zombies. La fuite est la seule alternative, aussi dérisoire soit-elle, et elle ne porte en elle aucun espoir, seulement la fierté d'échapper encore quelques heures à un sort inéluctable. C'est le baroud d'honneur du vivant contre le mort, la lutte finale face à la fatalité, et les dernières paroles des deux survivants ne laissent pas de doute quant à l'aspect suicidaire de leur projet, comme si 26 ans plus tôt, ils répondaient au personnage d'Ana, qui dans la version de 2004 dit "I don't want to die here".
Mourir ici, ou mourir ailleurs, autrement, c'est le seul enjeu qui pousse les protagonistes de 1978 à s'envoler en hélicoptère vers l'aube d'un monde sans vivants.

- Combien de carburant reste-t-il ?
- Plus beaucoup.
- Très bien.



Même le toit est envahi. Fuite à l’aube / Dawn of the Dead 1978

Dans cette dernière réplique, on voit l'acceptation finale de la fin du vivant. L'hélicoptère va peut-être se crasher quelque part, ou bien se poser au milieu d'une foule de morts-vivants affamés, mais peu importe. Le simple fait de fuir le centre commercial représente pour les deux héros une victoire qui clôt en beauté cet épisode de leur vie. Beaucoup plus que survivre, c'est décider où et comment ils vont mourir qui devient important pour eux, refusant du même coup les choix imposés par le destin. Mais quoi qu'il arrive, c'est la mort qui aura gagné, et c'est désormais le règne des morts-vivants qui va commencer17. C'est l'affirmation tragique de Romero, qui jamais n'a imaginé d'issue heureuse à la métaphore des morts, se contentant de démontrer à quel point les agissements de tous ses personnages étaient les mêmes, et que le problème de la survie des héros n'en était pas un, tous déjà réunis dans l'ère de la consommation globale, sans réflexion ni affect.

Etrangement, dans la version de 2004, on pourrait croire que c'est le même moteur, et le même pessimisme, qui motive la fuite des personnages. Décider où on va mourir. Agir plutôt que laisser faire. Tuer plutôt que d'attendre de se faire tuer par un mort ou par épuisement. Mais c'est tout le contraire. Car aucune horde de motards ne vient perturber la sécurité des lieux, et plutôt que d'échapper à une fin atroce dans les mâchoires d'un zombie, c'est une autre terreur qui pousse les personnages à organiser leur départ : la terreur de l'oisiveté mortelle qui s'installe peu à peu dans le centre commercial barricadé, la terreur de disparaître les uns après les autres et ne jamais avoir tenté de sauver la vie - et avec elle l'espoir. C'est là aussi la suite logique de la métaphore du film, qui présente ce peuple reclus dont les représentants se font rares et dont la grande victoire serait de refuser une fin anonyme et silencieuse, et tenter de reconstruire le monde.
Quand les personnages prennent la décision de fuir, il ne s'agit donc aucunement d'un geste désespéré, mais au contraire d'un geste qui porte en lui l'éventualité d'un nouveau monde, d'une reconstruction du vivant à long terme, bref, d'un vrai projet de civilisation, puisque déjà on nous avait présenté ces derniers hommes comme l'image d'une micro-société autonome. Et le choix finalement validé de trouver une île d'où faire repartir la flamme du vivant n'a rien d'anodin, et évoque à lui seul toute la fantasmagorie liée aux naufragés parvenant à s'organiser pour faire perdurer leur lignée sur des générations.


Espoir temporaire et fausse image finale / Dawn of the Dead 2004

Mais alors, pourquoi une île et pas un centre commercial, qui depuis le début est lui aussi présenté comme un morceau de terre émergeant au dessus d'un océan de morts ? Justement pour faire disparaître les morts, et cette proximité permanente qui renvoie les personnages à leur propre vacuité, à leur propre mort-itude. Si les personnages du "Dawn of the Dead" de 2004 décident de fuir, c'est pour nier que des foules affamées les encerclent, et pour s'enfoncer un peu plus dans l'aveuglement qui les avait guidés jusque là. Et c'est sans aucun doute pour cette raison que Snyder décide d'achever son film sur la découverte d'une île qui s'avère elle aussi envahie par les morts. Afin de punir des personnages qu'il avait d'emblée condamnés.


10- Mor(t)alité

Il y a donc deux films, et ce sont deux films de zombies.
Deux voyages différents. Deux images différentes qui s'entrecroisent sans pourtant jamais fusionner.
Il y a deux films que 26 ans séparent, mais qu'une pensée réunit, celle de porter en leur sein un message moral - la moralité de la fable.

Les deux "Dawn of the Dead", les deux "Aurores de la matière morte", sont ainsi des films moraux, mais qui placent chacun cette morale en des territoires différents de l'action humaine, et le quart de siècle écoulé entre leurs deux conceptions a agi comme l'agent érodant d'une moralité initiale, décrépie et réduite à sa plus simple expression.

Quand en 1978, parler de morts envahissant la Terre résonnait comme la constatation que plus personne ne pouvait échapper à ce sort, tous déjà mordus, pourrissant et errant sans fin dans les rayons pleins d'un centre commercial mondial sur lequel l’aube d’une nouvelle ère s’était déjà levée, cette image s'est affaiblie, pour devenir celle, maigre et décharnée, d'un monde scindé en deux, un regard supérieur - celui du réalisateur et le nôtre - s'apitoyant sur le triste sort des affamés et réclamant la destruction des responsables de cette situation. La morale, en 2004, est devenue justice, et punition, alors qu'en 1978, restait l'espoir d'une prise de conscience collective, sans bouc émissaire, ou alors en prenant le risque de pointer du doigt la totalité de l'Humanité.

Il y a deux films, et ce sont des films de zombies.
Zombies consuméristes, vindicatifs, vivants et morts, matière morale en mouvement, habillés chacun des lambeaux d’un espoir.
Ces deux films sont l’évocation de cet espoir, l’évocation de cette aurore à venir.
L’aurore d’un jour qui ne se lèvera jamais.

Grégoire Courtois

Note : Cette article est paru dans une version allégée dans le numéro 66/67 (juin 2008) de la revue Chimères intitulé "Morts ou vifs".

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1 "Dawn of the Dead" de Georges A. Romero (1978), est sorti en français sous le titre "Zombie" et "Dawn of the Dead" de Zack Snyder (2004) sous le titre français de "L'Armée des Morts". A propos du terme "zombie", hérité de la mythologie vaudou, on notera qu'il n'est prononcé qu'une seule fois dans les quatre films de Romero ("Night of the Living-Dead", "Dawn of the Dead", "Day of the Dead" et "Land of the Dead") même si les traductions françaises, à commencer par le titre du second volet, le font apparaître à de nombreuses reprises. Dans le remake de 2004, le réalisateur Zack Snyder respectera ce choix en ne faisant prononcer le mot "zombie" à aucun de ses personnages.
2 C'est d'ailleurs le sens exact qui doit être donné à la traduction du mot "Dead" de la trilogie de Romero. Ni "L'aube des morts", ni "L'aube de la mort", mais bien "L'aube du mort", où mort est compris dans son côté le plus matériel : de la matière morte.
3 Zack Snyder ouvre son film sur la conférence de presse d'un responsable militaire. A la question "Sont-ils vivants ou morts ?", celui-ci répond "Nous ne savons pas." La grande question posée par Romero ne sera évoquée qu'à ce moment là, juste avant le générique de début, et personne n'y reviendra jamais.
4 Ce protocole pour tuer un mort-vivant est directement hérité du premier film de Romero, "Night of the Living Dead" (1968), où l'invasion était imputée à une sonde spatiale revenue de la planète Venus chargée de radiations. D'après le film, les radiations réactivaient le cerveau des morts et les faisaient s'animer. Pour les stopper, il fallait donc détruire leur cerveau. "Kill the brain, and you kill the ghoul" expliquait un scientifique. Même si cette méthode s'avère toujours efficace dans les deux "Dawn of the Dead", personne n'explique à aucun moment pourquoi. Tuer un mort-vivant d'une balle dans la tête, 10 ans après "la Nuit des Morts-Vivants", est presque déjà entré dans la légende, au même titre que le pieu dans le coeur pour les vampires ou la balle en argent pour les loups-garous.
5 "'Cause they still believe there's respect in dying." Sur cette réplique, la traduction française de l'édition DVD est d'ailleurs intéressante puisqu'elle modifie légèrement le sens de la traduction littérale et propose "Ils croient encore qu'il faut respecter les morts." De l'acte de mourir (dying), le traducteur propose de déjà passer à l'idée des morts, c'est à dire de la foule des personnes décédées, dont on sait qu'elles ne le sont pas totalement. La réplique originale n'était pas encore parvenue à ce stade de modélisation que déjà le traducteur en propose un concept achevé - les morts - dont un seul petit pas les sépare de la race des morts-vivants qu'on a déjà évoquée.
6 Pour être parfaitement honnêtes, citons quand même la scène de la version de 2004 où un père, refusant d’admettre que sa femme enceinte est morte et vit à nouveau, ira jusqu’à l’attacher et s’occuper d’elle jusqu’à l’accouchement. Clairement, Snyder touche là au grand problème moral de Romero, à l’aveuglement des vivants se refusant à admettre le passage à l’acte, mais en traitant ce passage comme une simple surenchère immonde (abattre un nouveau-né mort-vivant), il parvient à désamorcer totalement la charge de cette séquence, laquelle aurait pu, pourtant, constituer l’essentiel du propos de son film.
7 Dans "Dawn of the Dead" de 2004, le passage furtif d'un télévangéliste cherche bien à injecter un soupçon de châtiment divin dans l'histoire, mais son intervention ne fait l'objet d'aucune réflexion de la part des personnages et il ne sera plus jamais question de son affirmation catégorique : "How do you think your God will judge you ? My friends, now we know." "Comment croyez-vous que votre Dieu va vous juger ? Nous le savons maintenant, mes amis."
8 L'enjeu de la "Nuit des Morts-Vivants" n'est jamais lié à une quelconque métaphore sociale du dehors et du dedans, mais l'essentiel de son ressort narratif met au contraire en place les bases du concept de "tuer le mort" que nous avons déjà évoqué, le climax du film se situant exactement au moment où une mère se laisse tuer par sa propre fille, incapable de voir en elle le monstre qu'elle est devenue. De la même manière, la fin tragique du film, où des chasseurs prennent le héros noir pour un zombie et l'abattent froidement et un peu trop hâtivement, est la conclusion logique de la question posée pendant tout le film : peut-on tuer le mort ?
9 L'idée d'un Hollywood paranoïaque n'a bien sûr rien de nouveau, et un ouvrage complet serait même nécessaire pour définir lequel, du 11 septembre 2001 et de la paranoïa hollywoodienne, a entraîné l'autre. Néanmoins, on fait ici allusion à cette renaissance cinématographique d'une idée vieille comme la guerre froide, et selon laquelle n'importe qui, amis, voisins, frères, enfants, peut s'avérer être un ennemi mortel. Une idée que le portrait des terroristes du 11 septembre par les médias occidentaux après les attentats a largement contribué à répandre. On parle ici de l'autre comme risque, de l'autre comme entrave à notre propre liberté, et donc à notre accession au bonheur.
10 A la 36e minute, le personnage de C.J. dit clairement "I'll kill everyone of you to stay alive, you hear me ?" / "Je tuerai n'importe lequel d'entre vous pour survivre." Cette sentence n'est ni plus ni moins que le fil conducteur du projet de 2004.
11 Docteur Millard Rausch, 62e minute.
12 Et encore, trois cas posent problème, puisque trois personnages arrivent dans le centre déjà infectés, et leur mort définitive relève bien plus de "tuer le vivant" que de "tuer le mort". Sans compter le cas du personnage de Steve, sur lequel on reviendra.
13 52e minute : "You have my permission. If I ever turn into one of those things, do me a favour : blow my fucking head off." "Well you can count on that." / "Tu as la permission. Si jamais je deviens l'une de ces choses, rends-moi service : fais-moi sauter la tête." "Tu peux compter là-dessus."
14 Bien entendu, aucun film de Romero, avant son "Land of the Dead" de 2005, ne rencontrera jamais en salles un succès comparable au plus petit film hollywoodien de la même époque, la légende de la trilogie des morts-vivants s'étant au contraire façonnée grâce à l'explosion de la distribution en vidéo durant les années 80.
15 On peut d’ailleurs ici noter la différence majeure entre la version de "Dawn of the Dead" de Romero sortie aux Etats-Unis et celle - largement remontée par Dario Argento - sortie en Europe sous le titre de "Zombie". A la fin de la version américaine, le générique de fin défile sur les images des zombies ayant repris possession du centre commercial, et peuplant à nouveau l'endroit comme les vivants l'avait fait avant eux, le tout sur une musique guillerette évoquant les jours de fête dans ce genre de lieux. Ces images, qui sont une nouvelle confirmation de la pensée de Romero, sont en revanche totalement absentes de la version montée par Argento, qui s’achève pas un simple fondu au noir. Si les autres impairs commis par Argento ne posent pas vraiment de problème pour la compréhension du propos principal du film, ce dernier est plus gênant puisqu’il efface la note finale, et ainsi la dernière chance pour le spectateur de saisir de quoi il était réellement question dans cette histoire monstrueuse et invraisemblable.
16 Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'est cette même image qui sera développée un plus tard dans le "Land of the Dead" de Romero, lequel s'attirera les louanges unanimes des journalistes de cinéma traditionnel (comprendre hors-série B), heureux de pouvoir enfin saisir sans trop réfléchir la portée du cinéma de morts-vivants.
17 Le dernier volet de la trilogie initiale des Morts-Vivants de Romero, "Day of the Dead", mettra en scène, 7 ans plus tard, un groupe de vivants réfugiés dans un silo à missiles souterrain, alors que la totalité de la planète a été envahie par les zombies. C'est la suite logique de la vision sans espoir du réalisateur, pour qui jamais ne se posera la question d'une éventuelle reconquête de la Terre par le vivant. Au contraire, les scientifiques reclus dans le bunker vont consacrer tous leurs efforts à "éduquer" un cobaye mort-vivant, offrant la seule note d'espoir possible au projet : puisque le monde est maintenant peuplé de zombies, et que les vivants sont condamnés à disparaître, ne reste plus qu'à donner aux morts les signes distinctifs du vivant.