ean fut tiré de son sommeil par de petites secousses et il pensa immédiatement qu’il s’agissait de répliques du tremblement de terre de la veille. Mais c’était seulement Brendy qui le remuait, une expression inquiète sur le visage.

— Jean, chuchotait-elle. Réveillez-vous !

Jean se redressa et s’étira.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, craignant l’arrivée d’un nouveau cavalier de l’apocalypse.
— C’est Dominique, dit Brendy, tout bas. Regardez son visage.

À quelques mètres du véhicule, Dominique sirotait un café dans un mug, l’un et l’autre probablement dérobés dans les décombres du quartier.

— Qu’est-ce qu’il a, son visage ? demanda Jean.
— Vous ne voyez pas ? Sa peau. Elle est toute brune.
— Bah oui, dit Jean. Le soleil tape, et ils ont pas de bâche à l’avant du C15.
— Non, non, gronda Brendy. C’est pas un bronzage normal, ça. C’est autre chose. C’est pire.
— Mais qu’est-ce que vous racontez ? s’énerva le jeune homme.
— Jean, dit Brendy. Faites un effort, voyons. Regardez mieux. C’est pas Dominique. C’est un Arabe !

Jean ouvrit de grands yeux mi-amusés, mi-consternés, mi-effrayés, ce qui fait trois moitiés, mais au point où on en est, on va pas chipoter.

— C’est horrible, continua Brendy. Je pensais pas que ça irait si vite, mais ça y est. C’est le grand remplacement.
— Vous pensez que pendant la nuit, quelqu’un a grand remplacé Dominique par un Arabe ?

Brendy prit un air grave, affligé et légèrement méprisant, comme une boulangère à qui vous demandez une baguette, un dimanche, après 9h30 du matin.

— J’en ai bien peur.
— Il faut peut-être pas être si catastrophiste, dit Jean. Si ça ne concerne que Dominique, c’est juste un petit remplacement.

Brendy afficha un large sourire et passa le revers de sa main sur la joue de Jean.

— Vous êtes d'un tel optimisme, fit-elle. Vous savez toujours trouver les mots pour apaiser mes craintes.

Et pendant qu’une force irréfragable les rapprochait l’un de l’autre, leurs yeux aimantés, leurs mains soudées, Dominique, ou qui que ce fut, monta à bord du C15 et le démarra. Brendy ferma les yeux, chassa l’idée que cette personne était peut-être un chauffeur Uber qui leur facturerait la course, et attendit le contact des lèvres de Jean… qui ne vint pas.

— Elle, en tout cas, on peut pas dire qu’elle ait bronzé.

Brendy rouvrit les yeux. Jean désignait du doigt la petite forme recroquevillée sur la chaussée, une version blanchâtre de PétuniaLove, dont on jurerait qu’elle avait aussi rétréci et maigri. Ils s’approchèrent d’elle.

— Qu’est-ce qui vous arrive, encore ? demanda Brendy, avec une pointe d’agacement. Vous trouvez que ça manque de diversité, dans le quartier ? Ou, non ! Je sais : vous venez de comprendre qu’on ne peut pas utiliser le terme « cis » comme une insulte, sinon vous mettez dans le même sac toutes les lesbiennes, tous les gays, tous les bi, qui peuvent parfaitement être cis-genres, eux-aussi. Vous venez de réaliser que depuis des années, en disant « vous les cis ceci, vous les cis, cela », vous insultez les trois premières lettres de LGBT en croyant œuvrer pour leur cause ? C’est ça ? Ouais, si j’étais vous, moi aussi je me foutrais en boule par terre.

PétuniaLova ne répondit pas. Elle était relativement quasiment immobile, la tête sur le goudron, les yeux pleins de larmes braqués sur l’écran noir de son téléphone portable, dont son petit pouce essayait de faire défiler une page inexistante.

— Non, dit Jean, c’est pas ça. Je crois que ce qu’il lui arrive, c’est que, non seulement, le réseau n’a pas été rétabli, mais qu’en plus, son téléphone n’a plus de batterie. La pauvre, elle me fait penser à ce philodendron que j’ai offert à ma mère et qu’elle n’a jamais arrosé. Au bout de six mois, je l’ai retrouvé tout sec et rabougri dans le placard de la cuisine.
— C’est relativement déchirant, balbutia PétuniaLove, entre deux sanglots, alors que le C15 s’arrêtait à côté d’eux.
— Salut, Dominique, dit Jean.
Assalamu alaykum, dit Dominique.