
uivant Jean dans les rangées de nordmanns, d’épicéas et de nobilis, Brendy avait toutes les peines du monde à se concentrer et à prendre des notes, saisie de vertige au milieu de ces milliers de petits arbres aux branches chargées de neige. Au lieu de contempler les pommes de pins, elle avait les yeux braqués sur les deux pommes rebondies qui ondulaient sous la combinaison de son guide.
— Vous faites ce métier depuis combien temps ? réussit-elle tout de même à articuler.
— J’ai repris l’exploitation de ma mère, fit Jean. Elle est arrivée à Broutigny il y a vingt ans. À l’époque, c’était la forêt, ici. Heureusement, elle a tout coupé pour faire pousser nos arbres.
— C’est merveilleux, dit Brendy.
— Ouais, continua Jean. Aujourd’hui, tous ces cons de Parisiens nous collent des éoliennes partout. Ils se croient écolos mais d’abord, ces machins, ils sont fabriqués en Chine, et en plus, ça bousille tout le paysage.
— Quel paysage ?
— Bah celui qu’on voit quand on a coupé les arbres. Et quand il neige pas.
Ils continuèrent à marcher côte à côte dans la pépinière, s’extasiant sur les épines molles d’un bébé sapin, plaisantant sur les branches écartées d’un Pungens qu’ils comparèrent à Anne Hidalgo s’apprêtant à plonger dans la Seine. Juchée sur ses talons, et malgré sa maîtrise inhumaine de l’exercice, Brendy manqua de tomber une ou deux fois, mais Jean tendit toujours son bras salvateur, auquel elle s’accrocha avec un sourire complice, palpant au passage la fermeté de ses biceps.
Ils s’arrêtèrent à un endroit qui surplombait la plantation. La neige tombait si fort qu’on ne voyait pas le bout des rangées, comme si le monde entier appartenait à la pépinière Pépin. À cet instant, cela n’aurait pas déplu à Brendy. Elle frissonna, car le froid se faisait plus cuisant et aussi parce qu’elle était terrifiée par l’état dans lequel le jeune forestier la mettait. Elle fit mine de trébucher encore et s’accrocha au bras de Jean.
— Et la reproduction ? demanda-t-elle.
Un ange asexuel passa mais personne ne le vit à cause des intempéries.
— Puisqu’ils sont plantés, les pauvres, précisa la journaliste, comment vous faites pour faire se rencontrer les sapins mâles et les sapins femelles ? D’ailleurs, comme on appelle le sapin femelle ? Sapine ?
— Non, non, dit Jean. Il y a pas de mâles ou de femelles ici. Tous les sapins ont les organes des deux sexes. Il suffit de récolter les pignons qui sont dans les pommes de pins.
Brendy se dégagea brusquement.
— Attendez-voir, dit-elle. Qu’est-ce que vous racontez ? Vous voulez dire que vous élevez des sapins queers ?
— Non, pas queers, hermaphrodites. Monoïques, plus précisément.
Brendy fit un pas en arrière.
— Non mais c’est pas croyable, cria-t-elle. Comment voulez-vous que je fasse un reportage avec ça ? Bon dieu, je viens ici pour l’esprit de Noël, les traditions familiales, les lutins, l’amour de Jésus, et vous me dites que vos sapins sont à voile et à vapeur ?
— Ce sont pas mes sapins, corrigea Jean. Ce sont tous les sapins. C’est des arbres monoïques, c’est tout.
—Taisez-vous ! Ça suffit, maintenant, avec vos cochonneries woke ! Ce que je vous dis, c’est que je peux pas envoyer à ma rédaction un papier qui racontera que depuis deux mille ans, sans le savoir, toutes les bonnes familles chrétiennes célèbrent la naissance de Jésus en décorant dans leur salon un arbre transgenre !
— Monoïque.
— Et arrêtez de l’appeler Monique ! C’est un putain de sapin, un point c’est tout !
