

Tu sais, Balrog, je t’ai battu une fois, je peux le faire à nouveau.
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C’est ce que je pensai quand le combat commença, sous les néons clignotants et les cris de la foule en délire.
Le boxeur trottina vers moi. Je ne lui laissai pas le choix. Je générai immédiatement les 10 000 volts de ma prise spéciale. Il se cambra, les bras en croix, sous le choc électrique. On aurait juré voir son squelette en transparence, comme s’il était passé aux rayons X.
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Mais qu’est-ce qui t’a pris, Balrog, de bosser pour Bison? Tu savais bien que ça finirait comme ça un jour ou l’autre. Tu savais bien qu’au pays des malfrats, on tombe toujours sur plus coriace que soi. Tu aurais pu continuer à boxer encore longtemps, à encaisser ta part de la recette sur des matchs de gala truqués. Mais non, il a fallu que tu en veuilles plus. Combien est-ce qu’il t’a promis, ce salaud, pour que tu lui serves de chair à canon?
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Un nouveau choc électrique. Balrog trembla. Il transpirait de terreur. Il ne voyait aucune solution pour me vaincre. Il n’était pas capable de tir à distance. Il n’avait qu’une seule option: avancer, inexorablement, droit à sa perte, droit vers une nouvelle décharge.
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Ma main fatiguait. Appuyer à coups répétés sur le bouton devenait douloureux. Je perdais le rythme. Pas assez pour que Blanka interrompe sa production d’énergie. Balrog s’électrocuta une nouvelle fois. Il perdit le premier round. J’eus quelques secondes pour reposer mes muscles.
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«Fight!» Mon soliloque intérieur reprit, lui-aussi.
Tu vois, Balrog, je suis ton thérapeute, ton infirmier. Tu sais qu’on soigne encore quelques affections mentales à coups d’électrochocs? Voilà ton traitement. Afin que tu reviennes à la raison. Ce que je souhaite, c’est que tu comprennes par toi-même, que tu arrêtes ta marche à la mort, que tu fasses demi-tour, que tu sortes de l’écran et que tu rentres chez toi. Tu as compris que tu ne pouvais rien faire contre moi. Maintenant tu as le choix.
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Balrog continua d’avancer, d’un pas égal. Vers son destin électrique.
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Il ne restait plus que 5% de sa jauge. Un dernier contact avec ma peau fatale, et c’en sera fini. Il s’approcha, il tenta un uppercut, me manqua puisque j’étais accroupi. Il avança encore.
Soudain, mon poignet fut pris d’une crampe. Je poussai un petit cri et cessai de marteler le bouton. Le champ électrique qui enveloppait Blanka disparut. Tout autour de moi, le silence se fit instantanément. Les spectateurs retinrent leur souffle. Le spectacle n’était pas très réjouissant jusqu’à présent mais désormais, tout le monde voulait savoir comment j’allais me tirer de ce faux pas. Balrog s’accroupit à son tour et envoya un direct qui me plia en deux.
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Je retombai à ses pieds, sonné. Ma main me faisait mal. Mais j’eus une idée. Ou plutôt un réflexe, quelque chose qui aurait été le résultat de longs après-midi à jouer, à perdre, pour acquérir ce genre d’automatisme. Je n’eus qu’une fraction de seconde pour mettre en œuvre ma riposte car Balrog arma un nouveau coup de poing. Je n’eus pas le temps d’appuyer plusieurs fois sur le bouton «Punch». En revanche, j’eus le temps de mettre un coup de joystick avec ma main gauche et de frapper un seul «High Punch» avec mon index droit.
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Cette combinaison, chez tous les personnages, déclenche une projection. Mais pas chez Blanka. Quand elle est réalisée avec l’enfant mutant du Brésil, elle a un tout autre effet.
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Blanka bondit au visage de Balrog. Il s’agrippa à son torse et planta ses crocs dans sa tête. Il sembla même qu’il lui mordit l’oreille.
Avec cette combinaison de touches, Blanka ne projette pas ses adversaires au loin. Il les mord.
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La jauge de Balrog tomba à zéro. Son corps tomba sur le sol. Blanka leva ses bras en l’air en signe de victoire sous les applaudissements du public.
YOU WIN!
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Quelques années plus tard, en 1997, au MGM Grand de Las Vegas, Mike Tyson, le vrai, devait perdre sa revanche contre Evander Holyfield. Il serait disqualifié pour avoir mordu l’oreille de son adversaire à deux reprises. Même si je n’irais pas jusqu’à dire que mon combat numérique, dans la salle de jeux en face du lycée de Joigny, aura magiquement inspiré ce geste insensé au boxeur, vous avouerez que la coïncidence est troublante.