Variations libres
au sujet des images mortes
et des impressions de leur mouvement


#3 Winchester '73
Réalisé par Anthony Mann en 1950


Winchester '73 est de loin l'un des meilleurs films de l'histoire du cinéma.
Winchester '73 est un film de mort, sur la mort, qui a répandu la mort et continuera de la répandre.
Winchester '73 est un film meurtrier dont les victimes continuent de se compter encore aujourd'hui, 57 ans après sa création, comme l'onde de choc morbide d'une impensable déflagration morale.
Winchester '73 a tué et Winchester '73 tuera encore. C'est la fonction de ce film, son but avoué et réalisé.
A ce titre, Winchester '73 est de loin l'un des meilleurs films de toute l'histoire du cinéma.

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Winchester '73 est un film qui s'ouvre sur le regard envieux d'enfants devant une vitrine, bavant devant une arme à feu,
ni plus, ni moins,
sans aucun complexe et avec une acuité radicale.
C'est l'ouverture terrible et lucide d'un film de mort qui donnera naissance à l'Amérique et à ses états unis dans la peur.
Winchester '73 est le récit de cette naissance.
Winchester '73 est l'acte de naissance d'un pays.
Ce pays s'appelle Hollywood,
et c'est le pays que nous peuplons
et dont chaque jour nous rend plus fier.

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On croit savoir que Hollywood se situe à Los Angeles et que Los Angeles est une ville de la Californie géographique.
Et on croit savoir que la Californie géographique est l'un des 50 états unis dans la peur.
On le croit, mais on se trompe, car Hollywood n'a pas et n'a jamais rien eu de géographique.
Hollywood s'est toujours situé dans l'Histoire des états unis dans la peur, et jamais dans leur géographie.
Hollywood s'est toujours moqué de la géographie, car Hollywood est une machine historique, conçue pour l'Histoire par un pays qui n'en avait pas.
C'est pourquoi Hollywood n’a pas été construit à Los Angeles, ni même en Amérique.
Car c’est Hollywood qui a donné naissance à l’Amérique, et non l'inverse.
Autrefois, il n'existait rien qu'une étendue grise et rouge sur laquelle rampaient des peuples plumés et peints qu'aucun objectif ne figeait, dont aucun scénariste ne racontait l'histoire, ni ne contait les chroniques.
Autrefois, le monde était une étendue grise et noire que zébraient des tribus nomades en quête de gibier saignant sans qu'aucun shaman numérique n'en construise les exégèses suprématistes.
Autrefois, les espaces s'étendaient sans cloison et les peuples marchaient face au vent pour tromper le flair du gibier.
Si des guerres agitaient l'ancien monde, elles étaient vaines et égales, dans les limites invisibles de seigneuries mouvantes.
Puis des hommes décidèrent de fuir le monde égal, et de s'attaquer avec un impitoyable courage au monde inégal.
C'est de leur désir de conquête que naquit leur désir de tuer pour la possession,
tout au long de siècle où ils feignirent d'ignorer leur supériorité.
Winchester '73 raconte cette conquête, et ce désir.
Possession de la terre, possession des hommes, et possession de l'arme qui la permette.
Winchester '73 écrit sur un peuple le destin d'un autre.
Winchester '73 est l'arme de ce destin, qui fait la différence entre le vainqueur et le vaincu, entre le fort et le faible, entre l'homme et l'indien.
"Un indien vendrait son âme pour posséder une Winchester '73."
C'est ce que raconte en lettres blanches, sur la grisaille du désert, l'introduction de ce film.
C'est ainsi que le film, et Hollywood dans son entier, est parvenu a créer un pays en lisant dans tous les peuples du monde les envies qui étaient les siennes, les besoins qui étaient les siens, et la crainte viscérale qui ne fut jamais que la sienne, et par conséquent la nôtre.

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A ces hommes qui quittèrent l'ancien monde pour inventer le leur, dans le sang et la poudre, il manquait pourtant un nom.
Ces rôdeurs anonymes n'étaient que présent, agrippés au glissant futur et aux jours incertains.
Et si les mots couraient entre les vents et que des affiches griffonnées, clouées aux rondins des étables, commençaient à graver sur le roc les noms des propriétaires, c'est Hollywood qui entreprit réellement de faire naître une histoire qui n'existait pas et n'exista peut-être jamais.
Hollywood a raconté l'Amérique comme jamais elle ne fut, mais comme elle était appelée à devenir.
C'est la grande victoire d'Hollywood que d'inventer un monde qui n'existe pas en prétendant raconter une histoire qui n'a jamais eu lieu.
Car Hollywood est un guide, un mode d'emploi, une bible de conduite juste que nous consultons régulièrement, et en laquelle nous avons foi, chaque jour un peu plus.
Hollywood a écrit l'histoire de l'Amérique, à coups de revolver, dans le fracas des explosions, la fumée des fusillades, le sang des traîtres et la légèreté des putains.
Hollywood a inventé un pays qui ne devait son existence qu'à la violence de ses peuples, et a écrit sur le siècle que le faible devait disparaître et le fort le devenir plus.
C'est cette loi à laquelle nous obéissons, cette justice que nous respectons.
Le genre du western, Winchester '73 en tête, a été l'instrument de cette machine historique qui biaisa l'histoire, qui la biaisa, ainsi que les femmes et la paix, pour glorifier des valeurs noires qui nous seraient à jamais restées étrangères, et dont l'ignorance nous aurait changé en faibles, puis en esclaves, avant de nous faire simplement disparaître.
Ces valeurs noires sont la violence, la vengeance, l'arrogance et le mépris.

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A un enfant qui ne connaît pas d'histoire on raconte une fable, pour que les symboles l'inspirent, le fasse frémir et lui chantent l'univers infini en mots simples.
Au peuple américain, et aux autres qui acceptèrent de se penser comme tel, on a raconté la fable de l'Amérique, pour qu'aucun d'eux n'ait plus honte d'être l'exilé sans histoire, le rôdeur sans passé, et pour qu'il serve au mieux les desseins d'un pays qui a tué, qui tue, et qui devra tuer encore pour exister.
Sans violence, sans haine et sans meurtre, l'Amérique n'est rien, ne peut rien devenir, ou pire encore : l'égale des autres peuples.
C'est pourquoi l'instrument Hollywood a construit de toute pièce la fable d'un peuple.
C'est pourquoi l'instrument Hollywood continue de tisser le mensonge des siècles, de réécrire en lettres de sang et féliciter à coup de canon chacun des présents que l'Amérique traverse.

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Winchester '73 est de loin le meilleur film de l'histoire du cinéma, car il est le film parfait.
Et Winchester '73 est de loin le film parfait car il oublie les hommes, pour se consacrer au seul héros qui vaille aux yeux d'Hollywood : l'arme.
Winchester '73 raconte l'histoire d'une arme, dont le destin n'est en rien lié aux hommes, tristes pantins mourant après avoir tué ou tués eux-mêmes avant d'avoir pu vivre.
Winchester '73 est ce monument de pellicule argentique élevé à la gloire de l'arme jugée la plus meurtrière, et de toutes les armes les plus meurtrières, celle qui l'a été encore plus.
Winchester '73 met l'homme face à sa propre faiblesse, à sa piteuse nudité dès lors qu'on le prive de fusil, et à sa suprême puissance dès lors qu'il en possède un.
Dans Winchester '73, tout est dû à celui qui possède une arme et sait s'en servir tandis qu'il ne reste à celui qui n'en a pas que la servitude et l'humiliation.
Dans Winchester '73, le seul moyen de garantir l'ordre et la sérénité consiste à priver les hommes de leur revolver.
C'est ce qu'exige le vieux shérif Wyatt Earp dans sa ville, où chaque conflit aboutit à l'avortement de duels dans le silence et le frottement des mains contre les ceintures vides.
Sans arme, le problème disparaît de lui-même, impossible à résoudre, et les hommes rendus impuissants ne peuvent qu'attendre, tremblant, le moment où ils retrouveront le feu.

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Un film qui parle d'un objet ne saurait être complet sans une femme.
Et le génie de Winchester '73 consiste à traiter le destin de la femme au même niveau que celui de l'arme.
Ainsi, comme il avait suivi le parcours d'un fusil, passé de main en main, plus ou moins honnêtes, le récit se recentre sur Shelley Winters, qui devient à son tour objet.
En démontrant cette évidence symétrique, Winchester '73 écrit l'une des grandes lois d'Hollywood et de l'Amérique.
L'arme est une femme, la femme est une arme, et toutes deux sont des objets qui méritent qu'on se batte.
L'une et l'autre jouissent de la même puissance, de la même invincibilité et de la même convoitise.
Elles sont toutes deux des objets de pouvoir impassibles, impuissants, bien que source de puissance, chanceuses quand elles sont vendues au plus offrant, malheureuses quand elles sont gagnées au jeu du hasard.
A partir de ce moment du film, Shelley Winters incarne la carabine.
Elle lui donne chair, visage et oeil, pour qu'on puisse enfin découvrir ce qu'a ressenti la Winchester '73 alors qu'elle échouait entre les mains d'un propriétaire indigne.
Incapable de fuir par ses propres moyens, elle n'offre, vissée sur les genoux d'un bandit, que de maigres signes de désapprobation et de dégoût, mais reste tout aussi efficace que possédée par un héros, car c'est sa fonction, et l'efficacité est le gage de son identité.
La femme est devenue une arme, avec les mêmes qualités, et la même tristesse de n'être jamais plus que ce qu'elle est.

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Winchester '73 est le messager d'Hollywood.
C'est un film-loi qui écrit sur le fronton d'une montagne, comme le Hollywood Sign qui surplombe Los Angeles.
En 1949, au moment du tournage du film, le quartier qui abrite les studios de cinéma change d'ailleurs de nom.
"Hollywood Land" depuis 1923, perd son "Land" et devient Hollywood, pour le rester à jamais.
Il n'est désormais plus nécessaire de faire comprendre à qui que ce soit que Hollywood n'a plus rien de géographique.
Le monde entier le sait ou le saura. Car le monde entier devient l'Amérique.
Après la deuxième guerre mondiale, au moment où est conçu Winchester '73, Coca Cola et les chewing-gum ont commencé à envahir le monde et Hollywood s'impose de fait comme le héraut lumineux d'un vaste empire qui ne cessera de grandir, dictant ses lois, apprenant sa morale, ses moeurs, ses goûts et châtiant sans ménagement toute forme de rébellion.
Winchester '73 est une bible, un film-doctrine, qui commence et s'achève dans la poudre explosive.
Dans les montagnes sèches où se déroule le duel final, chaque coup de feu résonne comme jamais il ne résonna au cinéma, et chaque impact grave à jamais la dernière loi que nous apprend Hollywood :
Si nous voulons la femme, il faudra l'arme.
Si nous voulons l'arme, il faudra se battre.
Et si nous voulons simplement survivre, il faudra verser le sang pour le sang.
Celui des indiens, celui des autres hommes, et dans un combat ultime garant de notre toute puissance,
celui de notre famille.
Winchester '73 s'achève dans le soulagement.
Winchester '73 s'achève avec le meurtre d'un frère par son frère.
Winchester '73 s'achève avec la loi fondatrice de l'Amérique et d'Hollywood :
les hommes ne sont pas des hommes,
ce sont des ennemis.



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