#2 Last Days
Réalisé par Gus Van Sant en 2005
Météore
C’est un film qui n’a pas de début.
C’est une histoire qui n’obéit pas.
Ce que nous voyons est un résultat, une fin dont l’origine
et le développement sont les dispensables accessoires.
C'est un film qui parle de celui qui reste des trois après que les deux autres se furent perdus,
leur voix étouffée dans le vacarme des statues dont le lent écroulement assourdi le monde.
C'est un film-fin,
comme il y a des films-boucle, des chants-genèse et des récits cosmogoniques.
C'est un film à crinière,
comme celles que les comètes traînent dans le vide absolu,
que les météores abandonnent dans notre atmosphère noire.
Allongés sur le sol,
la toile d'araignée tellurique vibrant dans nos vertèbres,
nous tenterons de discerner dans la boule éblouissante de chaleur et d'étincelles qui fonce vers nous,
un roc en fusion, une particule solide et fondante,
et sa forme nous rappellera la nôtre,
quand nous étions les héros que nous ne sommes plus,
et cette nuit d'été où nous avons percuté le sol,
par conséquent cessé de brûler,
harcelés par le contact de l'air,
commencé à refroidir,
et devenir des rochers,
de la pierre calme,
impassible le jour, invisible la nuit,
invisible alors qu'autrefois,
la lueur de nos vies en combustion
guidait les pas de pèlerins égarés.
En dessous du pont,
une fuite a surgi de la bâche
et les animaux que j'ai capturé
sont devenus mes compagnons.
Et je vis d'herbe
et des gouttes du plafond.
On peut manger les poissons
car ils n'ont aucun sentiments.
Au milieu de la nuit entière
C'est un film terminal,
une fiction à l'intérieur de la fiction,
la séquelle d'une tragédie déjà consommée 11 ans plus tôt,
au moment où un regard a percé l'épaisseur d'un cadre,
perforé le réel,
déchiré l'aujourd'hui pour montrer aux spectateurs hagards
de MTV et d'ailleurs
(parce que MTV est ici et ailleurs à la fois),
pour leur montrer, du coin de son oeil crevé,
en antique voyant aveugle,
les terres noires de l'au-delà,
devinant dans l'éblouissement d'un projecteur et la clarté d'une bougie,
l'asphyxie des vies à venir.
C'était entre "whole" et "night through".
C'était au milieu de la nuit entière qui n'en finissait pas.
Et si sur l'enregistrement, on ne voit pas ce regard,
on peut quand même entendre le souffle qui l'accompagne,
car lorsque les regards sont profonds, les souffles qui les accompagnent portent en eux le message des yeux,
la prophétie des cils battants,
l'avertissement et la bénédiction.
Oui, nous roulons, insaisissables, vers le gouffre,
mais non, vous n'êtes pas seul,
car le soleil est parti, mais il reste une lueur.
C'était entre "whole" et "night through".
C'était un instant entré dans la légende au présent,
au milieu des chrysanthèmes en plastoque et des cierges noirs,
devant une foule privilégiée qui tout de suite a compris qu'elle assistait là à un Requiem,
celui que l'auteur avait composé, en hommage à lui-même,
interprété par lui-même.
C'était le premier mouvement,
le seul qui fut rendu public,
puisque la suite de l'oeuvre devrait se perdre dans le mystère et l'anonymat,
dans le codage analogique d'une ligne téléphonique,
au dessus d'un Pacifique en ébullition,
quelque part,
entre Seattle,
et Kigali.
C'était entre "whole" et "night through".
Après "whole", il est vivant.
Avant "night through", il est mort.
C'est ici que ça s'est passé,
au cours d'un regard microscopique,
qui a laissé tous les témoins,
tremblants, tout au long de la nuit.
Marche vers le tombeau
Ici, le héros marche.
Il avance sans but, errant dans ses propres profondeurs.
Il arpente, aveugle, le labyrinthe de sa catacombe intime.
Ici le héros parle.
Il se parle à lui-même, ainsi qu’aux héros, passés et à venir.
Il les prévient, leur susurre dans la langue des héros de rencontrer la mort avant de se perdre comme lui dans la connaissance suffisante d’eux-mêmes.
Ici le héros décrit les paysages qu’il voit, la forme précise de sa victoire,
et il montre les arbres, et le feu, et les rivières et les herbes qui courent sous ses pieds, et tout ce qui toujours a vécu sans lui, ce qui jamais de son aide héroïque n’aura eu besoin,
tout ce que le monde porte, et engendre, et fait mourir sans surprise, sans péril et sans gloire.
Ici, le héros traverse les limbes, ici il fend le brouillard du temps, et là, il s'arrête au pied d'un monticule de terre sous lequel on a enseveli la nouveauté des siècles suivants.
Vendre des enfants pour manger.
Le climat modifie les moeurs.
Revoilà le printemps,
les glandes reproductives.
C'est lui qui aime nos jolies chansons,
et qui aime chanter seul,
et qui aime tirer au pistolet,
mais il ignore ce que ça signifie.
Il ignore ce que ça signifie.
On pourrait en avoir plus.
La nature est une pute.
Ecchymoses sur le fruit.
Age tendre en éclosion.
C'est lui qui aime nos jolies chansons,
et qui aime chanter seul
et qui aime tirer au pistolet
mais il ignore ce que ça signifie.
Il ignore ce que ça signifie.
L’utilité contestable d’autrefois
Ici, le héros entre en contact avec l'écho lointain du passé.
Spirite ou fantôme, il est une extrémité du dialogue outre-tombal assuré par un oui-ja téléphonique. Mais un passé qui parle au futur n'est pas automatiquement un présent. Il est souvent le futur antérieur demeurant antique au héros d'aujourd'hui.
Et la voix ondulée tremble encore entre deux époques, charriant dans ses grésillements la nostalgie des photographies brûlées et des sèches ritournelles.
Rage contre les machines
Suicide. Génocide.
Regarde ce que j'ai écrit sur le mur.
Je suis coincé entre ma culture et le système.
1992.
Deux ans avant que le Hutu Power ne se jette sur les populations Tutsi, ne les extermine, et ne jette leurs dépouilles par milliers dans le Nyabarongo,
le pressentiment coule sous la plume de devins éclairés.
C'est l'éveil, le crâne bombardé de douleur, après une décennie de folie mortifère, de bacchanales colorées vouées à la divertissance, de parures bijouteuses portées haut sur cadavres dansants.
C'est l'éveil, pâteux, de l'après-cuite insouciante qui faisait renoncer à demain pour soi-même et pour les autres.
Le groupe apparaît, avec d'autres, comme un précipité gênant dans la limpidité de la formule chimique fatale qu'une génération en chute libre s'amusait à absorber.
C'est le rejeton stérile d'un accouplement contre-nature qui a vu la rébellion forniquer avec les systèmes.
Ramener l'image dans son originel et nécessaire négatif.
Montrer qu'à l'illusion de la vie dissimulant comme un épais mascara la mort,
il fallait opposer l'image de la mort, couvant en son sein les germes fertiles des générations vivantes à venir.
1989.
C'est le bruit d'un premier enregistrement qui s'écrase aux pieds de Seattle,
résonne jusqu'à Berlin, et entraîne la chute des murs.
C'est l'album décoloré qui surgit à un instant de l'histoire où tout se devait d'être multicolore pour prétendre encore exister.
C'est la naissance de la conscience où régnait la futilité divertissante d'un monde n'ayant pas compris que Warhol était mort depuis deux ans.
La machine est en route, que les ouvriers pressés n'ont pas doté de système d'arrêt d'urgence.
Pour survivre à partir de maintenant, il faudra accepter tous les amants, tous les clients, ou quitter ce monde.
Ici, le héros a quitté le monde.
Ouverture
C'est un film-synthèse.
C'est l'ouverture d'un opéra qui s'achève,
et comme dans toutes les ouvertures, les thèmes principaux y sont évoqués.
C'est un film-ouverture où chaque scène contient un fragment de chanson,
sans musique, ni texte.
C'est un film hermétique, dont les clés sont dissimulées dans les notes brouillonnes qu'un toxicomane sublime a brûlé lorsqu'il avait 12 ans.
Sans initiation, c'est un film vide.
Avec, c'est plus qu'un hommage, c'est un cristal exégétique dont chaque facette évoque ce que quelqu'un a été et ne sera jamais plus,
ce qu'un héros a engendré avant de se détruire.
Mars et au delà
Comme tous les groupes de rock, il est mort avant de naître.
C'est à la traîne funéraire des groupes de rock qu'on reconnaît les groupes de rock.
C'est à leur destruction en mouvement, leur capacité à marcher encore déjà mort qu'on définit qui fait du rock et qui fait de la soupe populaire.
Car aucun rock n'est populaire. Pas plus que démocrate.
Si le rock parvient aux oreilles du peuple, c'est pour lui montrer à quel point cela le plonge encore plus sous la pierre tombale sur laquelle une épitaphe est déjà prête. A quel point vivant il était auparavant et aujourd'hui assassiné par les hordes de pèlerins aveuglés d'un espoir volatile, puisé profond dans les branlants épouvantails de l'image.
Aucun rock n'est vivant en même temps que populaire, car les mondes vrais se terminent lorsqu'ils commencent.
C'est le lot des utopies comme des passions mortelles.
Le lot des héros et des âmes jeunes. De s'achever à l'instant exact de leur naissance au monde.
C'est l'odeur des âmes jeunes qui plonge les âmes jeunes dans l'âge adulte.
Parler de cette odeur, c'est y renoncer, s'en extraire, et vieillir instantanément,
surgir pimpant d'un repli du temps, encapsulé dans un globe spatial, désespéré comme un millième de seconde avant la promise mort, des stries rouges, oranges et bleues se détachant sur le fond noir des infinis reflétés par le verre transparent de nos casques courbes,
et s'avachir dans le lit cossu de Jupiter et d'au-delà.
Le groupe mort croise Kubrick avant Gus Van Sant, et ses âges sont multiples car le temps n'existe plus.
Il y avait une histoire avant, mais l'épilogue n'apparaît pas sur la frise, ou alors au début, là où naissent les infinis,
mais pas plus que de fins, les chronologies n'ont de débuts.
Elles sont un point auquel on donne l'apparence d'une ligne,
un point arraché à une boucle refermée sur sa propre démesure,
complexe accumulation d'événements dans les limites d'une vision humaine,
invisible poussière historique quand les échelles se distendent.
Victoire
Le 1er avril 1994, le héros s'enfuit sans laisser d'adresse à personne.
Et le 8 avril 1994, on retrouve son corps.
Huit derniers jours donnés en pâture aux médecins légistes et aux détectives privés.
Une semaine de mystère opaque peuplé de silhouettes méconnaissables et de voix assourdies.
Huit jours qui finalement parviennent à échapper à la chronologie,
pour que dans la perfection de son équivoque personnelle,
le héros finisse par refuser de communiquer la date exacte de sa disparition.
Huit derniers jours durant lesquels personne ne sera en mesure de dire quel fleuve mythique le héros aura traversé, avec quelle figure divine il aura conversé, ni quel abîme sans fond il aura jaugé.
Pas en mesure non plus d'affirmer qu'il ait fait quoi que ce soit de tout ceci. Peut-être même plutôt rien, étouffé par la proximité paralysante de l'autre monde qui n'en est même pas un.
Huit jours vierges. Un trou béant dans une biographie surchargée.
Le héros aura-t-il su que sa mort a coïncidé jour pour jour avec le déclenchement du dernier génocide du 20e siècle ?
Aura-t-il été accompagné sur le chemin du néant par les foules de Tutsis décapités à la machette à des milliers de kilomètres de là ?
Les aura-t-il guidé vers les portes de l'oubli,
leur tenant la main pour ne pas qu'ils trébuchent sur l'Histoire,
et détournant une dernière fois les feux médiatiques vers une artificielle lumière,
achevant pour la dernière fois de rendre encore plus noires les ombres ?
Aura-t-il enfin compris, qu'en disparaissant dans les volutes grises d'un point d'interrogation,
c'est une ultime fois qu'il aura répété son essentielle activité,
celle de tous les êtres aux yeux ouverts sur ces temps,
et qui a toujours consisté, quoi qu'en disent les exégètes,
à travestir encore un peu
les victoires en défaites,
et définitivement tromper le spectateur,
pour dans un sourire ironique,
changer sa dernière défaite
en victoire ?
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