Ci-dessous quelques notes accumulées tout au long de l'écriture de ce texte, réunies sous forme de postface, c'est à dire lisibles de préférence après lecture, car il m'apparaît plus approprié de se confronter d'abord au texte brut avant de voir en détails ce que je voulais dire par là. La forme L'origine de ce projet est un travail sur le verbe. Ces lieux où j'aimais me rendre raconte l'histoire d'un pyromane, ou pyrophile comme il serait plus juste de le qualifier, et la chronologie des fragments épars de ses souvenirs et rêves n'ont de logique que pour lui-même. Dans ce voyage au cœur de l'inconscient, il me paraissait intéressant de réfléchir à une manière de s'exprimer qui ne soit liée à aucune contrainte, grammaticale ou de vocabulaire, une sorte de langue personnelle, liée à l'idée de la combustion et de ce qu'il en reste. C'est pourquoi tous ces fragments sont rarement écrits dans un français correct. Il s'agit au contraire d'un français érodé, rongé par le temps et la subjectivité, d'une langue brulée, et le résultat se rapproche donc bien plus d'une forme de liberté poétique. Peut-être que j'ai écrit, pour la première fois depuis bien longtemps, de la poésie. Vers la botanique A ce titre, ce texte est génétiquement un hybride intermédiaire. Un chainon qui aurait pu manquer entre ce que j'ai écrit jusqu'à présent et le Précis de Botanique, un roman que je préparais alors, mais qui n'a jamais vu le jour, et dont la langue du narrateur, elle aussi, subissait des évolutions radicales au cours du déroulement du texte. Ces lieux où j'aimais me rendre est donc un laboratoire dans lequel j'ai testé les techniques et les effets que j'imaginais mettre totalement en application plus tard. La forme de la forme Afin de rendre parfaitement ce principe de souvenirs mêlés qui resurgissent, fragmentaires, j'ai pensé à une vieille idée, imaginée il y a plusieurs années pour le projet HUGO, lui-aussi jamais achevé. L'idée était de proposer un texte dont l'ordre des fragments qui le composaient était toujours différent. Malgré mes faibles connaissances en langage PHP, j'ai donc réussi à mettre au point ce système qui génère une organisation aléatoire de tous les paragraphes au moment où le texte est téléchargé. Le résultat est donc pour le lecteur un PDF virtuellement unique, puisque les 80 fragments qui composent Ces lieux où j'aimais me rendre peuvent être disposés selon un nombre de combinaisons astronomique, bien supérieur au nombre d'étoiles au dessus de nos têtes. Ainsi, aucun lecteur, moi y compris, ne lira ce texte de la même manière. A chaque nouvelle génération du PDF, ce sera une nouvelle hiérarchie dans les souvenirs du narrateur qui apparaitra, un nouveau début et nouvelle fin, et donc, forcément, une nouvelle perception de l'histoire (voir plus bas, "la Poétique"). Cette perspective me plait d'autant plus en ces temps où le divx, le mp3 et le pdf sont des formats en passe d'être jugés illégaux, car permettant la reproduction à l'identique. Dans ce cas précis, quelqu'un qui téléchargera le pdf du texte deux fois aura une chance sur plusieurs milliards de milliards de tomber sur la même version. De plus, distribuer ce texte présentera un intérêt bien maigre comparé à celui de le télécharger sur mon site, et ainsi de posséder sa propre version personnelle, numérotée et horodatée. La Poétique Sur la question du début et de la fin, que j'avais déjà abordée de manière martiale dans un des bulletins de R>VIDEO>, ce projet m'a très largement poussé à réfléchir de manière très précise à la narration, en particulier dans ce que celle-ci compte de développement, du début à la fin. Sachant que l'objet final n'aurait jamais la même structure narrative, c'est à dire jamais la même progression, jamais le même ordre d'apparition des informations pour le lecteur, j'ai été contraint, à chaque degré de l'écriture, à une hygiène narrative stricte, qui ne devait tolérer aucun relâchement. Avant de travailler sur ce texte, un passage de la Poétique d'Aristote sur ce sujet m'apparaissait étonnamment simpliste à tel point que je me demandais pourquoi l'illustre et premier théoricien du récit l'avait énoncé : "Une chose parfaite est celle qui a un commencement, un milieu et une fin. Le commencement est ce qui ne vient pas nécessairement après autre chose, mais est tel que, après cela, il est naturel qu'autre chose existe ou se produise ; la fin, c'est cela même qui, au contraire, vient après autre chose par une succession naturelle, ou nécessaire, ou ordinaire, et qui est tel qu'il n'y a plus rien après ; le milieu, c'est cela même qui vient après autre chose, lorsqu'il y a encore autre chose après." Aristote, Poétique, Chapitre VII, III. En commençant la rédaction de Ces lieux où j'aimais me rendre, j'ai ainsi pu éprouver à quel point notre écriture est entière guidée par cette conscience permanente de la position de l'écrit dans la structure globale du récit. On écrit pas de la même manière, selon qu'on imagine le fragment concerné en introduction ou en conclusion d'un récit. Et pour ce qu'Aristote appelle "le milieu", on est plus lâche, plus étendu, on se complait, on se regarde, on prend son temps, on n'imagine pas, au creux de ces milieux, que tout maintenant puisse s'arrêter. On mène une vie qui pourrait durer toujours, oubliant que chacune d'elles à n'importe quel moment menace de brusquement s'éteindre. Cette constatation sur le milieu nous ramène évidemment à l'idée que chacune des œuvres que nous créons, œuvres romanesques, dramatiques ou musicales (dans une moindre mesure) se veut l'exact reflet de nos propres existences, cernées d'une naissance et d'une mort, ce qui se trouve entre les deux ne trouvant de cohérence qu'a posteriori, une fois scellée la continuité du récit. L'expérience d'écriture que j'ai menée avec Ces lieux... a été d'autant plus passionnante qu'elle m'a obligé à m'extraire de ce schéma en écrivant chacun de ces morceaux comme s'il était le dernier, le premier, ainsi que n'importe quel autre, tout à la fois. Tous les débuts et toutes les fins que tous les lecteurs découvriront pour eux seulement seront autant d'expérience que je n'ai pu qu'effleurer en les écrivant, au contraire d'un auteur de roman qui pourra travailler à la perfection son introduction et sa phrase finale, conscient de l'importance de ces deux là. J'ai apporté à chacun de ces fragments autant d'énergie et de travail que si je débutais et finissais à la fois ce texte, et cette simple astreinte m'a fait voir l'écriture d'une manière tout à fait inédite. Les lieux Même si les événements relatés dans ce texte sont purement imaginaires, que les préoccupations et obsessions du narrateur sont assez éloignées des miennes, tous les lieux décrits, c'est à dire la colonne vertébrale du texte, sont des lieux que je connais ou que j'ai connus et pour lesquels j'ai une affection particulière. Si on excepte quelques textes, j'ai toujours cherché à plonger dans mes souvenirs pour en comprendre par l'écriture la mécanique, la manière dont on se construit en fabriquant notre mémoire autant qu'on la sollicite. Si j'étais friand de ce genre de choses, j'aurais d'ailleurs pu mettre en exergue de ce texte une phrase extraite de Lost Highway où le héros explique pourquoi il refuse de posséder une caméra vidéo : "J'aime me souvenir des choses moi-même, pas nécessairement de la manière dont elles se sont passées." Ce travail de maturation des souvenirs, qui se dégradent par l'action du temps et se modifient au contact du présent et des événements postérieurs, ainsi qu'avec le contact inopiné avec d'autres souvenirs, surgis bien souvent par hasard, c'est le travail que je tente de mener à bien à chaque fois que j'écris, ou presque, c'est ce même travail que le narrateur de Ces lieux où j'aimais me rendre effectue, et grâce à la méthode de publication mise au point pour ce texte, c'est le travail auquel j'invite aussi tout lecteur de bonne volonté. Plus que pour n'importe quel autre de mes écrits, personne ne se souviendra de ce texte de la même manière, car il ne l'aura pas lu de la même manière. Se rendre Ou plutôt s'arrêter. Car face à un tel projet, littéralement sans queue ni tête, c'est à dire sans début ni fin, se remplissant par le milieu comme aurait pu dire Deleuze, s'est posée rapidement la question de savoir à quel moment stopper l'écriture. Puisque rythme pris, rien ne m'empêchait de continuer indéfiniment à ajouter des fragments à l'édifice, puisés dans mes souvenirs potentiellement infinis. Aucune narration n'imposait de conclusion, et de fait, aucune fin n'apparaîtrait jamais. J'ai donc décidé d'arrêter de manière plutôt arbitraire, et un peu aussi par respect du lecteur. Initialement, j'imaginais en effet 120 fragments à ce texte, mais plus je peaufinais la torture de la langue et plus je réalisais que l'effort de lecture demandé devenait vraiment important. C'est donc pour rester dans une juste mesure quantitative que j'ai préféré arrêter, et permettre ainsi au lecteur d'apprécier idéalement l'ensemble du projet qu'il pouvait, avec un peu de courage et de curiosité, expérimenter jusqu'à son terme. Ceci étant dit et le système fonctionnant, il n'est pas exclu que je me lance un jour futur dans une autre accumulation fragmentaire qui pourrait, elle, ne jamais connaître de fin, ni dans l'espace (un livre fini), ni dans le temps (un projet achevé)... |